Natacha termina de mettre sa tenue d’entraînement, avant de se connecter sur les systèmes d’information de la police. Devant elle, sa petite salle de sport personnelle s’activait, les agrès se remettant en configuration selon sa commande. Elle s’élança, en vérifiant une nouvelle fois ses paramètres. Tous étaient sur le mode « humain ».  Elle attrapa une barre, tourna dessus, accélérant pour prendre la seconde, au-dessus. Une rotation, et elle retomba sur la première, sur laquelle elle sembla rebondir pour faire une rotation autour de la barre haute.

L’appel arriva alors qu’elle terminait sa rotation. Elle lâcha la barre et retomba quelques mètres en avant, se tenant debout sans faire un pas de plus. Sans quitter la position, elle déclencha la réception.

– Capitaine Romanova, nous avons une alerte en espace profond.

– Je vous rejoins, dit-elle, déclenchant le transfert.

Elle quitta la position, son corps s’affaissant pour retomber dans une position sûre au sol. Un robot sortit d’une niche et se chargea de placer le corps inanimé dans un espace approprié.

Natacha sortit de la remise, dans le central de la Défense Planétaire. Derrière elle, trois corps sans vie attendaient un occupant. La salle de commandement de la Défense Planétaire était purement physique, pas une simulation informatique que les participants auraient pu intégrer dans leur système à réalité virtuelle. Des dizaines d’écrans étaient représentés sur les parois, et l’un d’entre eux en particulier indiquait une activité anormale. Les étiquettes affichaient cent soixante minutes lumière, dans une direction qu’aucune planète n’occultait. Natacha attendit que ses collègues arrivent également, ainsi que le chef de l’unité, le commandant Kalirov.

Constatant la présence de la totalité de ses effectifs, sept personnes, il enchaîna aussitôt.

– Comme vous le constatez, nous avons de multiples échos d’émergence hyperspatiale dans le secteur cinq. Une estimation des systèmes de contrôle donne plus de vingt mille vaisseaux, avec une masse totale excédant les cent millions de tonnes.

– Des insectoïdes, lâcha Igor, la voix blanche.

– C’est bien ce que nous supposons. Nous avons déjà envoyé des demandes de renforts à la flotte, mais nous allons devoir tenir jusqu’à leur arrivée. Ils seront ici dans vingt-quatre heures, nous aurons trois jours à tenir au minimum. Nos calculateurs nous donnent quarante pour cent de chances d’y parvenir. Vous avez une heure pour mettre vos personas à l’abri, pendant que nous avertissons la population. Des questions ?

Personne ne répondit, tous se mettaient à jauger de l’ampleur de la tâche à accomplir.

– Alors, permission de déconnecter.

Les sept agents désactivèrent leurs avatars simultanément, s’affalant sur les chaises et la table.

Natacha se réveilla dans son coffre de sécurité. Le masque de respiration venait de se retirer, alors que le liquide régénérant était absorbé par les parois. Le couvercle avait glissé, révélant la pièce située au-delà. D’un bond, Natacha sauta hors du cyber lit, que certains nommaient cercueil, et se dirigea vers la douche à ultrasons. Son corps, maintenu en forme par les coûteux systèmes de régulation du cyber lit, répondait à merveille, sans ankylose. Presqu’aussi bien que ses drones cybernétiques, se dit-elle.

Sortie de la douche en moins d’une minute grâce au cycle rapide, Natacha désigna une  combinaison à son majordome robotique, et le laissa l’habiller rapidement. De là, elle se dirigea vers sa cour. Son domaine, quoi que parmi les plus petits de la planète, ne comptait pas moins d’une trentaine d’hectares, et était délimité par des petites bandes boisées qu’elle partageait avec ses voisins. En dépit du fait que les Solariens ne se déplaçaient plus in persona, elle avait une aire d’atterrissage délimitée pour un véhicule, où l’attendait un taxi robotisé. Sans autre bagage, Natacha monta dans le véhicule, et se laissa porter jusqu’à Jupiter, la capitale planétaire, située à un millier de kilomètres.

Natacha n’avait jamais vu un tel spectacle : des centaines de véhicules présents simultanément dans le ciel, avec à bord pour chacun une ou plusieurs personas. Le trafic aérien gérait avec efficacité, en dépit du fait que la plupart des véhicules se rendaient au même point : l’abri central. Le taxi la déposa sur une plate-forme déjà bondée, où les gens attendaient patiemment de prendre les ascenseurs vers les silos. Natacha présenta sa carte à un robot de surveillance. Celui-ci lui ouvrit immédiatement une petite porte menant vers un ascenseur prioritaire. Elle entra dans le tube, et commença immédiatement à tomber à grande vitesse, comme suspendue,  vers les profondeurs. La caverne avait été conçue contre les assauts les plus violents que la civilisation Solarienne pouvait concevoir : elle était enfoncée à douze kilomètres sous terre, et les couches au-dessus étaient un mille feuilles de matériaux et de champs divers, destinés à bloquer toute pénétration, fût-ce d’un casse-planète. Suivant un marquage qui apparaissait au sol, Natacha courut dans les couloirs, et se verrouilla dans son alcôve. Elle savait qu’elle n’en ressortirait pas avant la fin des opérations. Aussitôt que l’électrode fut connectée à son système interne, le monde changea de perspective. Elle était de retour dans la salle de briefing, où deux de ses collègues supervisaient des consoles. La production de drones avait été augmentée dans les ateliers; les usines automatiques avaient toutes été réaffectées. L’armement était déjà suffisant, d’énormes entrepôts d’armes étaient prêts en permanence, et des robots se chargeaient de répartir les équipements dans des caches plus petites, bien plus nombreuses. Chaque cache était piégée, pour le cas où l’ennemi s’en approcherait. Ce fut à ce moment qu’un appel externe eut lieu. Natacha le prit sur sa console. L’homme qui appelait depuis un holoportable était jeune et portait des vêtements civils. L’identification indiquait qu’il était le capitaine Peter Hardin, de la VI° Flotte de la Fédération, en permission sur la planète.

– Capitaine Hardin, VI° Flotte, en permission, dit-il. Je suis prêt à assister vos forces aériennes et spatiales lors de la bataille.

– Entendu, Capitaine.  Présentez-vous au centre de contrôle de … mais attendez, vous n’avez pas d’interface !

– Négatif, je pilote directement l’appareil.

– Mais nous ne pouvons pas, enfin, nous n’avons aucun pilote dans nos appareils.

– La Fédération utilise des équipages humains, capitaine. Nous prenons place à bord de nos vaisseaux, et nous assumons toutes les conséquences de cet acte. Et nous ne craignons pas un brouillage des communications.

– Ce n’est pas un risque que nous courons face aux insectoïdes.

– Je les ai déjà combattus sur Aegis et Somler, j’ai une sérieuse expérience de leur manière d’agir.

– Attendez, j’avise.

Natacha regarda les états de service du pilote. Impressionnants, et détestables à la fois. Quatre promotions pour comportement exceptionnel sur le terrain. Trois dégradations pour insubordination, l’une étant directement liée à une promotion. Elle décida d’appeler l’Amirauté pour en référer, ses prérogatives lui donnant le droit de lancer  les recherches. Elle prit un canal hyperspatial prioritaire et composa sa requête. Et fut surprise de recevoir en retour un appel direct. Elle prit l’appel aussitôt, et eut une nouvelle surprise : l’indicatif indiquait un vaisseau de commandement, et la référence indiquait le Du Guesclin, la vedette personnelle de l’amirale Landret. L’écran s’alluma, montrant l’image d’une femme élégante, d’une certaine prestance, dans l’uniforme strict des officiers supérieurs, les barrettes d’amiral de flotte sur la poitrine.

– Mes respects, amiral, je crains qu’il y ait une erreur quelque part.

– Il n’y a pas d’erreur, capitaine. Toute demande ayant trait au capitaine Hardin arrive directement sur mon bureau.

– Je ne comprends pas.

– Vous avez de la chance de l’avoir avec vous, vous ne pouviez pas mieux tomber. Il était en permission sur votre planète où se trouve un de ses amis, lui-même détaché pour former certains de vos pilotes au combat spatial. Il pourrait être un atout majeur dans votre défense.

– Mais amiral, il est seul, et nous n’avons pas de vaisseau adapté au pilotage humain.

– La sixième flotte a envoyé il y a trois mois une escadrille de six chasseurs Spectre et quatre bombardiers Banshee. Notre instructeur a formé vos hommes à les utiliser. Accordez à Hardin la permission de voler, remettez la cabine de pilotage dans son Spectre, et laissez-lui le commandement de cette aile. Il a de bonnes chances de revenir. Quant aux autres vaisseaux, vous les avez cybernétisés, et ils sont sacrifiables.

– Bien amiral.

– J’espère que nous nous reverrons capitaine.

Pensive devant l’écran vide, Natacha rappela Hardin. Celui-ci tourna vers la caméra un regard interrogateur.

– Vous allez avoir la permission de voler. Rendez-vous à l’astroport militaire de Mars, faites-vous identifier, et assurez-vous qu’on vous remonte votre Spectre correctement. Vous aurez le commandement d’une aile complète. Bonne chance capitaine.

– Merci, capitaine.

L’enthousiasme qu’elle avait lu sur le visage du pilote émut Natacha. Hardin était loin d’être un dissimulateur, et on ne pouvait pas tenir le rôle de policier planétaire sans être capable de déchiffrer une expression. Natacha était experte dans ce domaine, comme dans d’autres techniques parallèles de renseignement, comme la lecture directe sur les lèvres, le langage corporel, l’expression du ton de la voix, tout ce que les experts enquêteurs ou  psychologues mandés par l’institut avaient pu enseigner aux policiers de Solaria.

Le terme même de policier était sans doute le plus trompeur : le nom officiel de ce service était Défense Planétaire, ce qui pour un monde aussi fermé donnait en général peu de travail en-dehors des affaires internes. Pour ce qui était de la police, les cas étaient souvent faciles à traiter : en raison d’un haut niveau de vie de la totalité de la faible population, le sort des moins fortunés aurait fait envie à beaucoup des citoyens des autres mondes de la Fédération. Le mode de vie particulier des Solariens, à passer d’un corps cybernétique à un autre en conservant leur corps réel, leur persona en parfaite condition dans un centre médical personnalisé, créait par écho des circonstances défavorables à toute criminalité : tout ce que faisait une personne hors de son véritable corps était enregistré par des machines, et les policiers avaient accès aux données. Eux-mêmes étaient contrôlés par le Citoyen Juge, la conscience artificielle qui gérait la planète. La Fédération avait accepté ce système, en dépit de son étrangeté.

Natacha se souvint des paroles de l’amirale : « Toute demande ayant trait au capitaine Hardin arrive directement dans mon bureau. » Un traitement exceptionnel. Pour un cas exceptionnel ? Elle se remit aux archives militaires du pilote, demandant cette fois ci les détails des actions de guerre qui avaient valu les citations. Le résumé fourni était éloquent. L’absence d’enregistrement direct, ou plutôt leur classification sous le sceau du secret militaire l’était sans doute encore plus. Le jeune homme avait à chaque fois effectué des actions exceptionnellement remarquables, mais dont la teneur ne devait pas être dévoilée. En lisant les comptes rendus des batailles, Natacha eut un frisson. « La destruction de l’unité amirale par l’action d’un groupe de chasse donna un avantage décisif dans la bataille. »

La bataille était lancée, avec ce qu’elle avait de désespéré à ce stade. Les unités d’évacuation avaient mis autant de personnes que possible à l’abri. Hardin avait décollé avec son unité, il était le seul pilote présent physiquement dans son chasseur. Ils étaient allés se cacher à l’écart, dans la ceinture d’astéroïdes, et pendant que leurs appareils étaient éteints et immobiles, les pilotes avaient pris les commandes d’autres vaisseaux de défense.

Les cités s’étaient verrouillées, les villes secondaires ayant été évacuées vers Jupiter ou l’une des capitales régionales.

L’énorme flotte des insectoïdes était arrivée à portée de tir des unités lourdes Solariennes. Les satellites de défense, les vaisseaux lourds, avaient déchaîné un feu nourri sur la flotte ennemie.  Le système de tir, concentrant tout le feu sur une unité majeure à la fois, effaçait de l’espace vaisseau après vaisseau. Pour des humains, même et surtout le Reich, les pertes auraient été militairement inacceptables : Solaria n’était pas prenable par une force conventionnelle.  Pourtant, des unités insectoïdes passaient au-travers de la ligne de feu, et malgré leurs énormes pertes en nombres, arrivèrent à leur propre distance de tir et ouvrirent le feu. Ce fut à ce moment que les stations et les vaisseaux déclenchèrent le tir de leurs missiles. Une nuée de torpilles spatiales jaillit des flancs des vaisseaux, des chasseurs, des satellites de défense, émettant un flux de distorsion brouillant tous les détecteurs à portée, et s’abattant sur la première vague d’unités ennemies. Pendant un instant, la flotte insectoïde avait disparu des détecteurs. Puis elle réapparut, l’air toujours aussi nombreuse et déterminée à avancer. Seules des masses de métal inertes témoignaient de la violence de l’impact.

La station la plus proche des envahisseurs explosa : elle avait subi à son tour la concentration des tirs ennemis.

Les vaisseaux reculèrent, restant hors de portée des vaisseaux assaillants, laissant les stations à leur sort. D’autres assaillants avancèrent, arrivant à portée de tir. Une autre station flamboya brièvement. Puis une autre.

A ce moment, les vaisseaux défenseurs, qui d’ordinaire auraient reculé hors de portée, harcelant les troupes ennemies sans réellement avoir d’impact, lancèrent leur moteurs en accélération maximale, directement vers les unités majeures des attaquants.  Plusieurs d’entre eux arrivèrent au contact, et explosèrent en incapacitant ou endommageant gravement leurs cibles.

Mais la marée continuait de monter. D’autres unités suivirent la première vague alors que la dernière station de défense flamboyait et explosait.

Natacha observait les écrans. Le dernier chasseur télécommandé venait d’échanger son existence contre celle d’une barge de débarquement insectoïde. Solaria n’avait plus de capacité spatiale à l’exception du groupe de chasseurs de Hardin. Mais aucune perte humaine n’avait encore été à déplorer.

Les batteries anti-aériennes des villes venaient d’être mises en action, déversant des torrents d’énergie sur les barges des assaillants. Les puissances étaient si importantes qu’aucune d’entre celles qui tentaient de se poser sur les villes n’arriva en basse altitude. Seules les vagues qui passaient derrière l’horizon pouvaient arriver au sol sans être détruites. Quelques vaisseaux avaient explosé en arrivant dans l’atmosphère, les tirs de missiles ou les chasseurs kamikazes ayant finalement eu raison d’eux.

La bataille durait déjà depuis plusieurs heures. Les insectes avaient renoncé à se poser directement sur les villes, mais avaient commencé à bombarder les installations depuis l’espace. Les senseurs terrestres indiquaient la position de plusieurs armées importantes qui terminaient de se rassembler en-dehors des villes, notamment autour de la capitale. Peu de pertes humaines étaient à déplorer, hormis l’explosion d’une bombe dans un abri. Les forces de secours étaient actives, et s’affairaient à dégager les victimes.

Natacha avait depuis un moment quitté le quartier général, ou du moins, même si le drone qui s’y trouvait n’avait pas bougé, sa conscience se trouvait dans une grande salle virtuelle, représentant les sorties de huit villes différentes. L’une des  sorties, celle de Vénus, s’encadra de vert dans la représentation. Natacha s’avança. Elle était à pied, à l’extérieur de la ville, où un citoyen venait de lui « déposer » ce corps. Un bref regard sur les indicateurs lui indiquait que tout était en place, chargé. Un ordre partit. Natacha se leva. Ou du moins un avatar se leva, se déplaçant au ras du sol de toute la vitesse de son propulseur. Plusieurs centaines d’avatars la suivaient. Chacun était dirigé par un citoyen, dont la véritable persona était cachée dans un abri. Devant, la plaine était noire d’insectes.

Les premiers rayons vinrent de ceux-ci. Tout un groupe de citoyens se mit en position et commença à tirer. Usant de sa capacité à diriger son corps en finesse, Natacha continuait à avancer, jusqu’à voir les « véhicules ». Elle tira une salve de missiles, mais n’eut pas le temps de voir le résultat : un obus venait de déchiqueter le corps qu’elle contrôlait.

Aussitôt, suivant les préférences programmées, Natacha se retrouva aux commandes d’un autre avatar, équipé de la même manière.  Le champ de bataille devant elle était jonché de cadavres d’insectes et de corps désarticulés. Déjà, les renforts, pilotés par les personnes qui avaient perdu leur engin, commençaient à arriver depuis la ville. La tactique des insectes était employée contre eux-mêmes : des hordes de soldats sans peur étaient envoyées sur eux pour effectuer chacun le maximum de dommages avant d’être détruits, puis remplacés. Si puissants qu’ils l’étaient individuellement, les insectes étaient moins armés, moins résistants que les drones des citoyens de Solaria, conçus pour les sports extrêmes, les combats « réels », et les défis insensés … sans risque pour leurs propriétaires, à l’abri dans leurs casiers. Pour la guerre, les mécanoïdes étaient débridés, leur puissance physique excédait de beaucoup celle des humains qu’ils copiaient.

Natacha avait lancé l’assaut dans la deuxième  vague. Celle-ci avait rapidement dépassé l’avancée de la première, et des véhicules robots s’affairaient rapidement, ramassant des corps détruits pour préparer la production de nouveaux. Le « véhicule » de commandement des insectes était presque en vue. A la manière dont apparaissaient les vagues concentriques d’assaillants, il devait se trouver à peu de distance, mais caché par le « nuage » de phéromones. Natacha leva son lance-missiles.

A ce moment, un canal de communication qu’elle avait laissé ouvert s’activa.

– Zombie Un à Escadre Zombie : activation. Accélérez à vitesse maximale et restez en formation rigide. Notre objectif est la reine de l’essaim.

Apercevant des renforts amenés sur elle par des citoyens, Natacha se jeta sur un groupe d’artilleurs et activa toutes ses armes, emportant l’ensemble du groupe avec l’explosion finale de son corps. Elle se retrouva moins de cent mètres derrière, avec cette fois la possibilité de contempler son œuvre. Son nouveau groupe franchissait déjà la ligne précédente, et entrait en contact avec une nouvelle ligne de défense.

– Largage massif sur l’objectif. Faites tomber cet écran. Zombie deux, suivez-moi. A tous les vaisseaux, go ! go ! go !

Changeant de recette pour une fois, Natacha provoqua un tir massif de son unité en direction du groupe suivant. Les deux groupes de combat restèrent pratiquement soudés l’un à l’autre, s’infligeant des pertes importantes. Mais Natacha suivait l’arrivée de la nouvelle vague de renforts.

– Couvrez le neuf … Largage … Yeeeeeepeeee ! On se tire !

Il y eut un moment de flottement. Les troupes d’insectes venaient subitement de se coucher au sol dans une attitude presque humaine de terreur, avant  de s’immobiliser. Natacha profita du bref moment de répit pour désigner une cible qui venait d’être mise en évidence.

– Sur mon objectif, feu à volonté.

Les deux cents avatars autour du sien changèrent immédiatement de cible. Une volée de rayons et de missiles vola en direction du « véhicule » de commandement, un insecte vivant, de la taille d’une maison, qui explosa littéralement sous l’impact.

– Contrôle feu, Atomiques !

Natacha ressentit immédiatement le résultat de son dernier ordre. Quelque-part dans une base profondément enfouie dans la planète, une gigantesque  machine venait de se mettre en veille. Le champ qui empêchait la fission rapide venait d’être désactivé. Elle sentit dans son radar l’approche d’un missile à une vitesse phénoménale. Il arriva au-dessus de leur position, et elle se retrouva dans la salle de contrôle virtuelle. Deux des autres villes, Terre et Uranus, avaient été nettoyées. Mars était perdue : les insectes avaient noyé la ville sous le feu, et les bases avaient explosé.

Pendant même que Natacha considérait la prochaine destination, Mercure afficha un statut « nettoyé ».

– Alerte sur Jupiter! Fit une voix synthétique, largage important en cours. Toutes les unités dans l’espace convergent sur Jupiter.

Natacha s’incarna dans un avatar sur Jupiter. Au-dessus de la ville, le ciel était écarlate de rayons, de traces de missiles, d’explosions de vaisseaux, d’insectes volants qui descendaient ou tombaient. Les défenses tiraient autant qu’elles le pouvaient, se concentrant pour détruire les plus grosses unités, mais de plus petites, nombreuses, passaient au travers. Programmant le déplacement de ce corps, elle sauta dans un autre, proche d’un point d’impact.

La barge s’écrasa au sol dans un bruit de tonnerre. Elle avait déjà été endommagée par des explosions, mais au moment même où elle toucha le sol, Natacha les vit. Des gigantesques mantes, de trois mètres de haut, armées de leurs fusils à impulsion primaires, mais non moins efficaces. Natacha envoya une salve de missiles dans l’ouverture du vaisseau. Les autres mantes pointèrent leurs armes vers l’origine du tir. Natacha enregistra les impacts sur son écran, puis ses jambes la lâchèrent. Elle envoya une autre rafale avant de se retrouver dans un autre corps, une centaine de mètres derrière.

Dans les minutes qui suivirent, le combat prit un tour plus sauvage, si cela était encore possible. Les défenseurs tiraient en l’air rayons et explosifs, les rues se couvraient de cadavres d’insectes et de drones détruits. Certains toits d’immeubles étaient couverts d’insectes qui tiraient sur les rues en contre-bas et les défenseurs qui montaient pour les contrer. Soudain, un signal d’alerte se fit ressentir « menace sur l’Abri ! ».

Natacha se déplaça sur un drone proche. La rue à l’extérieur de l’entrée grouillait d’assaillants. La porte principale de l’abri était attaquée par un groupe, visiblement d’artificiers, qui posaient des engins devant l’énorme blindage. Natacha enclencha les propulseurs de son drone, pour s’abattre au milieu du groupe, toutes armes à cadence maximale, et prit un bloc d’explosifs qu’elle amena quelques mètres derrière, dans la masse d’ennemis. La détonation fut énorme, et Natacha se retrouva cette fois dans la salle de contrôle virtuelle. Un détail sur ses écrans la fit tiquer.

– Contrôle, confirmez les effectifs de drones de l’abri.

– Confirmation, soixante drones actifs, les renforts en préparation seront de six par minutes, sept avec les réparations en cours.

– Il y a bien deux AMI[1] ? Préparez-en une.

– Veuillez confirmer, l’usage d’une AMI vous exposerait à un danger personnel dans ce contexte.

– Confirmation et supplantation des directives. Je sors.

Le cercueil s’ouvrit brusquement, Natacha en jaillit comme au sortir d’un mauvais rêve. Sans prendre le temps de s’habiller,  elle courut jusqu’au hangar proche. Un de ses collègues y arrivait également. Kalirov. Aucun des deux n’avait jamais posé les yeux sur la persona de l’autre, même s’ils s’étaient côtoyés presque quotidiennement depuis dix ans. Un peu gênée d’être vue ainsi, Natacha courut jusqu’à l’échelle qui menait à l’armure. Devant elle, se trouvait une forme vaguement humaine, toute de céramique et métal. Il y avait dans le dos une forme en creux. Natacha se suspendit à une barre, entra dans la trappe, ses pieds descendant dans les jambes de l’engin, sa tête au niveau du torse.

Elle sentit la machine se refermer sur elle, comme pour la broyer, mais au final avec une douceur presque sensuelle, et le désagréable passage de sa respiration en phase liquide. Le système venait d’identifier son implant, et elle put voir le hangar du haut des deux mètres cinquante de l’engin. Elle s’élança en direction de l’ascenseur gravifique, Kalirov sur ses talons. Le système la fit escalader le puits à la vitesse d’une fusée lui sembla-t-il. Une fois en haut, elle vit un robot s’approcher d’elle avec un câble énergétique qu’elle laissa installer. Autant ne pas dépenser d’autonomie trop tôt. Elle et le commandant arrivèrent à temps pour voir les portes blindées de l’abri s’enfoncer. Tous les drones disponibles étaient derrière, tirant un feu continu dans l’ouverture. Un feu intense jaillit de l’autre côté, puis un insecte entra dans l’ouverture par le haut, et explosa. Plusieurs drones furent détruits, et d’autres insectes pénétrèrent dans l’ouverture. À ce moment, tous deux déclenchèrent le feu de leurs canons principaux, au bout de leurs bras.

Cela ouvrit une voie dans les attaquants. Les drones reculèrent, laissant un espace de manœuvre aux AMI. Natacha plongea dans l’ouverture, toutes ses armes en fonction, suivie de près par Kalirov. Les câbles d’alimentation étaient arrivés au bout de leur utilité, et furent éjectés. Au-delà, ils auraient été gênants pour les déplacements. Il était devenu temps d’utiliser les méthodes les plus lourdes. Dans la foulée, les deux soldats franchirent une dizaine de mètres dans la place.  Les drones les suivirent, ouvrant leur champ de feu.

La riposte était forte, également. Un feu nourri se heurtait aux champs, dont Natacha voyait l’énergie baisser rapidement. Pas le temps de jouer. Les éjecteurs de grenades qu’elle avait dans le dos larguèrent toute leur charge en quelques secondes, provoquant des explosions sur toute la place, et enfin elle vit ce qu’elle cherchait, le lourd insecte blindé qui abritait le cerveau de l’attaque. Il lui restait une charge, la plus importante de toutes, et elle allait la poser directement sur la cible.

– Désactivez le champ, cria-t-elle presque dans le micro.

– Attendez, fit une voix. Et soudain elle le vit. Un Spectre était en train de faire un passage à haute vitesse dans la rue, son canon frappant avec une précision remarquable un nombre important de cibles majeures, lui dégageant le passage. Kalirov lui ouvrit le reste de la voie. Il déchargea ses armes autour de sa position sans cesse mouvante, et elle plongea sur le véhicule, découpant le générateur de champ avec la lame de force qui venait de jaillir de son bras.

Derrière, elle sentit son officier en difficulté. Plusieurs insectes avaient sauté sur son AMI depuis le haut de l’immeuble. Il y eut une explosion. Natacha avait dégagé la charge qu’elle portait dans son dos, derrière ses réservoirs de grenades. Un objet oblong jaillit depuis son dos, qu’elle attrapa et fourra littéralement dans la gueule de l’insecte porteur. « Atomiques ! »  cria-t-elle dans son interface, et sentit immédiatement la coupure du champ planétaire.

Elle regarda autour d’elle. De toutes parts, même vers le haut, des insectes affluaient. Certains semblaient hésiter, comme si des ordres contradictoires étaient donnés, entre détruire la bombe et détruire l’intruse. Elle ne pouvait plus sauter assez loin. Alors, elle l’entendit à nouveau.

– Sautez haut !

Elle s’exécuta immédiatement. Vit presqu’au ralenti l’aileron du Spectre qui la frappa durement au genou, l’accélération immédiate sur l’aile de chasseur spatial, jusqu’au moment où elle sentit ses systèmes coupés par le champ de l’explosion nucléaire.

Tout d’abord, elle ne reconnut pas le lieu. Il semblait si paisible, par rapport au tumulte de la bataille. Pendant toutes ces heures, le monde lui avait semblé avoir tourné au cauchemar, au bruit, aux rafales incessantes, aux contrecoups des impacts sur les nombreux drones qu’elle avait sacrifiés. Des insectes devant, des alliés derrière. Et là, elle gisait dans un lit médicalisé, un ensemble de systèmes complexes orbitant autour d’elle.

Une clinique de reconstruction. Elle remarqua le champ de forces qui rendait son environnement stérile.  Puis quelque-chose bougea à la périphérie de sa vision. Elle se tourna vers la forme. Hardin.

– Les médecins me disent de vous conseiller de parler par votre interface, cela vous coûtera moins d’efforts.

– Merci pour le coup de chasseur-stop. C’est fini ?

– Oui, la flotte est arrivée. Le nettoyage est en cours sur le sol.

– Où sommes-nous ?

– Dans l’Intrépide, vaisseau amiral de la VI° Flotte. Vous avez peu de places en clinique de reconstruction, alors on a embarqué quelques-uns des blessés.

– Kalirov ?

– Négatif.  Vous êtes nommée commandant, et chef de votre unité.

– Cette place devrait revenir à Orlov, il est plus à l’aise dans l’organisation, la représentation, la bureaucratie. Je suis un agent de terrain.

– Et un formidable combattant, Romanova, fit une voix féminine. J’ai une autre option pour vous, si vous me permettez de vous l’exposer.

– Amiral, c’est un  honneur inattendu …

– Laissez tomber le protocole, je vous prie. Hardin, restez, cela vous concerne.

– Bien,  Thérèse.

– Pas nécessairement à ce point-là, dit-elle, l’air faussement courroucée.

Natacha trouva une caméra dans la chambre qui répondait à son interface. Elle pouvait voir ses interlocuteurs sans tenter de contorsion dans ses entraves.

– Je vous écoute.

– Je ne vais pas vous exposer le dossier ici, je vous demande juste d’y réfléchir. Je monte une équipe, avec l’amiral Smith, de la Police Interstellaire. Nous aurons besoin des meilleurs éléments de la Fédération. Cette équipe travaillera sur le terrain, et sur des dossiers secrets. En seriez-vous, en tant que membre détaché de votre unité ? Je vous laisse y réfléchir pendant votre rétablissement. Quant à vous Hardin, votre majorité supposée vous donne à priori le droit de décider. Si vous voulez des précisions, vous avez un accès prioritaire à mon bureau.

Elle sortit. Natacha et Hardin se regardèrent au travers du champ.

– Elle sait ce qu’elle veut, dit le pilote.

– C’est sa réputation, même sur une planète aussi désespérément isolée que la mienne.

– Alors engagez-vous, vous verrez du pays!

– Ce n’est sans doute pas une mauvaise option. J’espère seulement que cela me donnera le droit de voir les enregistrements de vos batailles.

– Ah, ça ? Oh, il suffit juste d’anticiper un peu et d’oser avancer jusqu’à une ouverture obligeamment laissée dans le vaisseau amiral ennemi, genre hangar à vaisseaux, pour déposer une prune explosive en direction des moteurs ou des centrales énergétiques.  Même pas de l’atomique ou de l’antimatière, ça ne marche jamais ces trucs-là. Avec les insectes c’est du gâteau, ils placent leurs centrales à fission à l’écart des habitacles, tant ils détestent la radioactivité…

[1] Armure à Motricité Intégrée : char d’assaut ou robot de combat individuel d’aspect vaguement humanoïde.