Daniel sortit de l’amphithéâtre, l’air fébrile, et un peu hagard. Remarquant l’attitude inhabituelle de son camarade, Aude s’approcha de lui pour le questionner. Il lui fallut quelques instants pour le rejoindre au travers de la foule d’étudiants pressés de rentrer à la cité universitaire ou chez eux, après ce cours particulièrement ardu de physique fondamentale.

– Hé, Daniel, tu as un problème ?

– Non, ça va.

– Ne me dis pas que cette fois tu n’as pas compris le cours ? Bienvenue dans l’humanité !

– Non, ce n’est pas ça. Le cours était juste passablement ennuyeux.

– Ennuyeux ? Pour ma part j’ai eu plutôt du mal à tout caser dans ma seule petite tête.

– Je t’expliquerai, c’est facile. Gerhardt l’a juste montré en projetant sous un mauvais angle, on peut tout redémontrer en le prenant différemment, et c’est plus compréhensible.

– On se retrouvera pour ça ce soir avec les autres, comme d’hab. Alors, c’est quoi ton problème ?

– Je ne sais pas. Quand je ferme les yeux, je vois comme une image, on dirait une femme, très belle mais un peu étrange.

– Voila notre génie qui a des visions divines ? Je ne te savais pas utilisateur de substances, disons … stimulantes.

– Non, tu me connais assez, et question ferveur religieuse … je prépare mon doctorat en physique, pas en théologie.

Ils arrivèrent ensemble à la cité universitaire, Daniel se dirigeait d’un pas hésitant vers son appartement.

– Tu es sûr que ça va aller ?

– Oui, je dois juste avoir besoin de repos, je vais faire une sieste.

– Si tu le dis. A plus tard alors. Souviens-toi, on a une coupure dans cinq minutes aussi.

– Oui, c’est vrai. Un bon moment pour une sieste alors.

Il entra dans sa minuscule chambre d’étudiant, laissa la porte se refermer derrière lui. Au même moment, la coupure d’électricité programmée éteignit toute la lumière dans la cité, et seules les veilleuses restèrent allumées, diffusant une lumière blafarde qui amplifiait  le malaise du jeune homme. Son angoisse avait augmenté depuis qu’il s’était retrouvé à nouveau seul. Et quelque chose … quelque chose semblait luire dans un coin de son esprit. Non, dans un coin de sa chambre, comme une luminescence de lampe à ultra-violets. Curieux, il s’approcha. Les contours étaient plus nets, on aurait dit une espèce de prisme. Une image sembla se détacher de ce prisme, celle d’une jeune femme à la peau nacrée, d’une beauté qui transcendait celle des canons ordinaires. Daniel comprit rapidement l’origine de son étrangeté : les proportions de son corps étaient inhabituelles, un peu comme une sculpture sublimée où l’on magnifie la beauté, au détriment du réalisme des proportions. Une sculpture digne de Michel Ange. Les vêtements que portait l’être étaient de cette même étrangeté, d’un matériau d’aspect métallique, qui semblait couler comme un liquide. L’être témoignait d’un sens différent de la convenance et de la pudeur, également : ses vêtements couvraient partiellement les membres et le torse, dévoilant des détails anatomiques ordinairement cachés.

L’image était en mouvement, mais ne semblait pas réagir à la présence de Daniel. Un enregistrement, probablement. Il  s’avança pour toucher le prisme.

—-

– Conseiller Levanis ?

La personne qui se présentait à l’entrée du laboratoire était d’une beauté exceptionnelle, même pour une Nirienne. Une artiste connue, dont l’une des plus grandes œuvres était sa propre apparence, qu’elle avait remodelée, reforgée, pour ce résultat spectaculaire.

Levanis pour sa part avait une apparence bien plus ordinaire, plus digne de son statut de scientifique et membre du Conseil. Il déverrouilla l’entrée, ce qui permit à la femme de traverser la paroi.

– Je m’attendais à votre venue, Xieri. Le moniteur m’indiquait que vous étiez la seule autre personne encore consciente.

– Je ne me suis pas résolue à m’endormir pour éviter de contempler ma propre fin. Vous non plus.

– Je suis resté pour accomplir un dernier projet.

– Vous avez un espoir de nous sauver ?

– Non, les conclusions sont irréfutables depuis des millions de générations. Chacune a cherché à les mettre en défaut, puis à chercher un moyen de s’échapper. Il n’y en a pas, Xieri. Je suis membre, ou devrais-je dire, j’étais membre du conseil scientifique, et je comprends parfaitement les justifications. J’ai exploré, simulé des pistes, des actions, et aucune n’aboutit à la survie du moindre des atomes qui nous composent.

– Et l’hyperespace ? Nous pourrions y envoyer nos duons ?

– L’hyperespace est à la taille de l’univers. Celle-ci sera bientôt nulle. Les duons seraient détruits.

– Alors, que projetez-vous ?

– Nous savons depuis tout ce temps que notre univers a cessé de grandir. Il y eut un jour une explosion, elle produisit après des milliards de cycles l’espace que nos ancêtres ont connu. Si vous l’aviez regardé à cette époque, vous auriez vu des milliards de galaxies, avec des milliards d’étoiles dans chaque, séparées par des abimes de vide. Mais un jour, l’impulsion qui éloignait ces corps les uns des autres a cessé de prévaloir. L’attraction universelle a fait valoir ses droits. La plupart des galaxies ne forment plus aujourd’hui que le Noyau central, vers lequel ont accéléré tous les corps qui constituaient le reste de l’univers.

– Je sais cela. Qu’est-ce que vous voulez démontrer ?

– Nous avons toujours observé, jamais agi. Nos actions ne sont jamais allées plus loin que le fait d’émigrer sur la dernière galaxie, la plus éloignée, la dernière à rejoindre le Noyau, pour retarder ce moment qui signifie pour nous l’extinction instantanée. Mais ce moment est venu, même pour la dernière galaxie.

– Nous aurions pu vivre dans le vide.

– Stagner indéfiniment au-delà des limites où les lois de la physique fonctionnent ? Sans aucune ressource externe de matière ou d’énergie où puiser ? Cela aurait été une autre forme de mort lente.

– Alors, que voulez-vous apprendre avant de partir ?

– Je ne veux pas apprendre, je veux accomplir.

– Quoi donc ?

– Nos projections, nos calculs, indiquent comment  se terminera notre univers. Toute la matière se concentre déjà en un point, si dense que même l’énergie y est piégée. Les radiations qui mettent déjà tellement à mal nos protections ne sont que les derniers cris de mort des particules qui tombent dans un abime sans fond. Au final, il ne restera plus de l’univers qu’un point, immensément dense, et complètement froid. Une tombe éternelle pour tout ce que nous avons connu, conçu, rêvé, ou été.

– Je sais cela. Et c’est la raison pour laquelle tous les nôtres ont préféré partir dans ce sommeil dont nul n’émergera. Je sais aussi qu’il reste un maximum de vingt cycles avant que les radiations saturent nos défenses et provoquent notre fin.

– C’est pour cela que je vous demande votre autorisation, Xieri.

– Mon autorisation ? Pourquoi ?

– Parce que les actions que je projette vont diminuer de manière extrême nos réserves d’énergie. Il ne nous restera que quelques jours.

– Alors, expliquez-moi votre projet, conseiller.

– Ce titre est caduc maintenant. Appelez-moi simplement Levanis. Je veux être égal à la dernière personne à partager cette existence, et la seule autre qui ait eu le courage de la contempler jusqu’au bout.

– Alors, que recherchez-vous Levanis ?

– Le pragmatisme du Conseil a amené à durer le plus longtemps possible jusqu’à la fin, parce qu’aucune action possible ne divergeait de la certitude de notre anéantissement.

– Vous avez une solution différente ?

– Nous n’avons pas assez d’énergie pour contrer réellement le trou noir, mais une forme de mécanique vibratoire nous offre une possibilité. De même que l’on peut briser une barre de métal d’un seul doigt, on peut briser un trou noir avec une onde. Ce n’est qu’une analogie, bien sûr, mais, en mobilisant une quantité importante de nos réserves, il serait possible de forcer une autre configuration.

– Que voulez-vous dire ?

– Qu’il est possible de contrarier cet ordre absolu qui se profile. Déclencher une nouvelle explosion, une nouvelle répartition, et lorsque le temps aura recommencé à exister, des étoiles, puis des galaxies naîtront, et tout pourra recommencer.

– Recommencer, puis finir à nouveau aussi tragiquement ?

– Cela prendrait aussi longtemps que la durée de cet univers, Xieri. Peut-être qu’une autre civilisation, atteignant notre niveau, pourra répéter le processus que nous envisageons.

– Mais un monde réellement éternel peut-il exister ?

– Ce problème que vous me soumettez est intéressant. Restez près de moi, le temps que je le transmette aux machines. Vous avez le contrôle de la pièce.

Ils restèrent ensemble, un temps indéfini, elle était là, derrière lui, une main tremblante posée sur son épaule, alors qu’il transmettait par son interface les données qu’il envoyait à calculer. Autour d’eux, des hologrammes apparaissaient et disparaissaient. Des mondes déjà irradiés étaient précipités dans un abîme insatiable, et des machines saisissaient leurs derniers moments pour les retransmettre dans cette pièce.

Le scientifique finit par revenir à lui.

– Le problème était passionnant, il existe une solution à notre portée. Un monde infiniment en expansion. Les galaxies continueront à s’éloigner pour l’éternité.

– Un monde qui n’aura pas de fin ?

– Chaque monde aura sa fin, mais les recompositions seront infinies. Tant qu’il restera de la matière, de l’énergie, des civilisations pourront vivre, et à la fin décider de leur destin.

– Alors, s’il y a un après, même sans nous, pouvons-nous envoyer un message ?

– Le Peuple a la Volonté, et le Conseil la Science. Ce que le Peuple demande, le Conseil l’exécute.

– Vous reprenez l’antique formule rituelle. Pourquoi ?

– Nous pourrions discourir longuement des  aboutissements d’un tel acte, des bienfaits et des traumatismes qu’il serait susceptible d’engendrer. Le fait est que nous n’en savons rien. Le Conseil se serait, comme à son habitude, abstenu d’agir ; mais l’existence d’un devenir tient à la transgression de cette même abstention. Je suis d’accord avec vous, autant faire quelque-chose. Je lance en ce moment une machine-pensée. Elle n’est faite ni de matière, ni d’énergie, et pourra résister au non-temps du non-espace, parcourir cet abîme d’éternité et se mettre en quête d’une autre espèce, probablement proche de la nôtre, capable de saisir nos concepts, et notre message. Vous avez le contrôle de son contenu, du message qu’elle délivrera, et dans quelles circonstances.

– J’y inclurai cet entretien, et la librairie du Conseil.

– C’est fait. Je suggère un enregistrement de ce qui se déroulera tant qu’il existe un univers.

– Oui.

– Le processus de transformation est prêt. Il vous appartient de le lancer.

– Pourquoi à moi ? C’était votre idée.

– Vous avez en une question transcendé ma vision, ma pensée, Xieri. La réponse a demandé la science du Conseil, établie depuis des millions de générations. Elle n’est pas mon œuvre. Mais cette dernière question était la vôtre. C’est votre main qui créera cet univers.

Presque sans hésitation, Xieri effectua le geste symbolique. Un résultat fut presque immédiat : la pièce se remplit d’hologrammes montrant des machineries gigantesques se mettant en route, d’images d’étoiles soudainement déplacées à des vitesses insensées, de constellations qui se regroupaient, et de supernovas qui explosaient. Un chaos de destruction venait de s’emparer de la dernière galaxie comme si les notions de vitesse limite, de puissance et de masse avaient été abolies. Un chaos à première vue, mais un ordre effrayant au final.

– Toute cette puissance à notre disposition, fit Xieri.

– Rien, ce n’est rien, auprès de ce qu’elle affronte.

– Nos réserves d’énergie baissent rapidement.

– Il reste quelques heures. Désirez-vous vous isoler ?

– Je préfèrerais que nous passions ces derniers moments ensemble, répondit-elle, en prenant la main du scientifique, et la posant sur sa poitrine. Les deux mains traversèrent le liquide.

– J’en serais honoré.

L’image parut reculer, figurant une ville délirante à l’architecture improbable, qui semblait se prolonger sur l’intégralité d’un anneau encerclant une étoile. A l’arrière-plan, des points lumineux parcouraient des trajectoires ahurissantes. La vitesse parut augmenter encore, une galaxie changeait de forme en pénétrant dans … dans rien, qui l’absorbait, la faisait disparaître inexorablement. Tout disparut. Puis soudain, comme dans un gigantesque contrecoup, le champ fut inondé de lumière en provenance d’un point.

Daniel se réveilla en sursaut, il n’était pas dans son lit, mais à son bureau. Il venait de tracer un plan complexe, mais il comprenait chaque élément qu’il avait dessiné. Sa porte résonnait des coups insistants que l’on y frappait. Il réfléchit un instant. Impossible de perméabiliser cette porte, de toute façon elle était composée de matière. Il se déplaça et ouvrit, avec la clef.  Ses amis étaient derrière, et parurent soulagés quand ils le virent.

– Daniel, fit Aude. On avait cru que tu avais eu un malaise. Tu vas bien ?

– Oui. Quand sommes-nous ?

Ils se regardèrent d’un air perplexe.

– C’est l’heure du cours. Tu as dû dormir  toute la nuit. Tu as encore rêvé de ta vision ?

– J’ai  euh  … la solution à nos problèmes de production énergétique, je crois. Les équations et les plans sont là, si vous voulez voir …

Aude regardait déjà les plans avec attention. Sur une des feuilles, Daniel avait dessiné une étrange femme…