Le camion noir fonçait sur l’autoroute. A bord, ses deux pilotes étaient concentrés sur leurs instruments. La conduite automatique leur assurait le maximum de sécurité sur le trajet.

Le navigateur avait repéré une anomalie dans ses instruments, et avertit le chef de convoi.

– « AGV devant nous à trois kilomètres. J’ai aussi un écho radar à six heures, le profil est trop faible pour un véhicule ordinaire. Il nous suit à la même vitesse que nous. »

– « Encore un de ces fouineurs. On fait comme pour le précédent. Passe en alerte, s’il bouge on l’épingle. »

– « Missiles activés. »

Le navigateur déclencha la procédure d’alerte automatique. Il lui restait huit secondes à vivre.

Rocade faisait corps avec son véhicule. En fait, il était le véhicule. Le fuseau noir à la surface conçue comme un chasseur furtif longeait l’autoroute à toute vitesse, à côté de la voie de chemin de fer. L’AGV était précisément à l’heure. Rocade se laissa légèrement dépasser par le train, avant d’augmenter sa vitesse. Cent cinquante mètres par seconde. L’esprit de Rocade fusait sur le bandeau brillant de l’interface, l’indicateur de la brèche s’approchait. Cent mètres.

Rocade revoyait comme dans un rêve les derniers souvenirs qu’il avait de Cynthia. Cynthia, tellement à cran sur son neuro-câblage qu’elle n’avait jamais l’air de tenir en place. Son crâne rasé sur le côté droit avec une cible tatouée autour du connecteur neural. Sa manière de vivre à vitesse maximale qu’elle ait ou non un véhicule sous ses commandes. Son avatar dans l’interface d’équipe. Son corps carbonisé dans l’épave de son rig parce qu’un camion identique à celui-ci avait décidé de s’amuser avec son armement de bord.

Cinquante mètres. A cette vitesse, son esprit ressentait le temps comme un paramètre, pas une contrainte. La brèche était devant. La voiture fit un écart presque imperceptible, pour se retrouver de l’autre côté de la protection, à rouler juste à coté du train. Celui-ci, ressentant la proximité d’un engin non autorisé, venait d’activer ses tourelles, mais l’angle de tir était trop faible.

Dans un tonnerre de gravats arrachés par les jupes adaptatives de la voiture lancée à plus de cinq cents kilomètres à l’heure, l’énorme train et le petit véhicule semblaient presque faire corps. Ils allaient tous deux à la même vitesse, pendant que l’esprit de Rocade se concentrait sur la tenue de route, la compensation aérodynamique, les multiples vecteurs de déviation provoqués par le sol instable, et l’icône de Cynthia. Toute l’opération était en route. Le camion était à huit cents mètres, sept cents mètres ..

Cinq cents mètres. La seconde brèche était proche. Rocade déclencha son laser de visée et sa sonde télémétrique. Cynthia se retourna vers lui dans l’interface. Le camion noir, en état d’alerte maximale, réagit sans confirmation humaine. Seul le navigateur se mit à crier un « Noooon » inutile. Le missile était déjà parti.

Les défenses de l’AGV avaient repéré le départ de missile, et s’étaient identifié comme étant la cible. Des quatre tourelles, des trainées de projectiles rapides se déversèrent en direction de la menace, les émissions de particules bientôt découpées par la traînée d’ionisation laissée par le laser mégajoule. Le missile ne parcourut pas la moitié de la distance. Le camion fut transpercé par des centaines d’impacts et se coucha sur le coté, dans un crissement de métal torturé, qui commença à prendre feu.

Rocade avait déjà franchi la seconde brèche. Coupant brusquement sa vitesse, il éteignit sa signature thermique et envoya un leurre au-devant. Sa signature radar était maintenant derrière la barrière, et ne pouvait plus être repérée de l’AGV. Il accéléra dans la direction opposée, et quelques secondes plus tard il était hors de portée du train. Il revint alors vers l’épave du camion.  Le véhicule noir, d’une conception plus proche de celle de la voiture de Rocade que d’un engin de fret  ordinaire,  avait pris de plein fouet une rafale de projectiles à haute vélocité et un tir de laser. La cabine était littéralement transformée en passoire. Rocade préféra ne pas tenter d’y entrer, les cadavres ne devaient pas être beaux à voir. Il accomplit l’effort de sortir de son véhicule. Hors de l’interface, le monde perdit son relief, ses couleurs, sa précision. Sous sa combinaison anti-g, sa silhouette restait musclée, mais le manque d’aisance de sa démarche dénotait la difficulté de changer d’environnement. Une autre silhouette apparut. Rayman, qui avait « titillé » le camion par  derrière. Deux autres véhicules s’arrêtèrent. Ils suivaient Rayman à bonne distance, et ne pouvaient pas participer à de l’action. Le camion pouvait transporter les deux panzers sur le trajet de retour, et le van était destiné à ramasser tous les restes récupérables.

– « La cabine a morflé, » fit le technicien, « mais la cargaison pas trop. Voyons ce qu’ils ont. Beurk, des tubes avec du monde dedans, ces quatre là ont salement encaissé, il y en a un d’intact. »

– « Des gens dans des tubes ? Ils nous montent quelle saloperie ? »

– « Du cyber. Celui là est carrément ouvert, et il n’a plus grand-chose comme bidoche. Plusieurs millions de coût par bonhomme, on dirait. Celui qui est intact doit être vivant, si on parvient à le réanimer. On prend le risque ? »

– « Rick, tiens-toi à la mitrailleuse si nécessaire, mais ils ne doit pas être en état de se mettre à cogner. On tente le réveil. »

Deux tubes furent sortis des restes de la soute. Rayman lisait les étiquettes.

– « On a Héphaïstos,  Athéna, Héraclès de dézingués. On met Hermès dans le van, il a l’air d’avoir trinqué mais semble récupérable. Le tube qui reste est marqué Circé. Il a perdu ses interfaces. »

– « Ouvrons pour voir », dit Rocade. « Sans le support il est condamné. »

– « Oh merde, putain .. » fit Rick.

Le tube était ouvert, révélant les formes plantureuses d’une splendide jeune femme, dont la peau et les cheveux étaient d’une couleur métallique. Rocade lui arracha le masque respiratoire qui ne délivrait plus d’air, et avec un peu plus de précautions les aiguilles et électrodes qui lui étaient plantées dans les bras et le cou. Circé ouvrit les yeux, prit un air apeuré.

– « .. mal ..  » fit-elle, à grand peine.

– « On va vous aider. » ne put s’empêcher de sortir Rocade.

– « Ca va passer, je vais bien. Qui êtes-vous ? »

– « Parlons plutôt de vous. Qui êtes-vous ? »

Elle eut un air soudain de panique.

– « Je .. Euh, je ne sais pas. Je sais des choses, je sais faire des tas de choses, mais je ne sais pas qui je suis. J’ai eu un accident ? »

Rocade fit signe à Rick de baisser son arme.

– « Rayman, on est tombés sur plus gros qu’on pensait. On a intérêt à se casser à toute vitesse. Regarde tout ce que tu trouves sur les ondes. Mademoiselle, venez avec nous. »

– « Je veux bien. Je peux peut-être vous aider ? »

La proposition, venant d’une fille sans mémoire et complètement nue, ne put laisser de désarmer Rocade.

– « Vous avez du cyber ? »

– « Oui. »

– « Des communications ? »

– « Oui. »

– « Vous savez vous en servir ? »

– « Je crois. Je capte les ondes autour. Je reçois un message sur un canal spécial. Un canal chiffré. »

– « Transmettez. »

– « Une unité spéciale. Code A sur .. c’est nos coordonnées GPS. Non. Changement de plan, deux hélicoptères viennent ici, le commando vers la Gare centrale. Ils doivent intercepter un AGV qui arrive dans dix-huit minutes. »

– « Ce doit être celui qui vient de passer. Vous pouvez regarder s’il s’y passe quelque-chose ? »

De sa console, Rick répondit.

– « Il est en train de transmettre. L’image d’un gosse assis dans une voiture. Vu par les caméras internes. Ce gosse utilise un casque de VR. Il y a un brouillage bizarre. »

– « Comment ? »

– « De la musique. Le TGV reçoit de la musique. »

– « Arrêtez immédiatement toute transmission.  » claqua Rocade. Il y a une IA derrière. Ne touchez à aucun signal, elle risque de détecter notre présence. C’est carrément gros. »

– « On fait quoi ? » fit Rayman.

– « Embarque sur le camion. Je file à la gare centrale voir si on peut faire quelque-chose. Récupérer le gamin par exemple. Mademoiselle Circé, venez avec moi. Vous n’avez pas besoin de combinaison anti-G je suppose ? »

– « Je crois que non. J’ai de la peau tissée, un bubbler. Je pose la question, et je reçois une trace de certification à douze g. Appelez moi plutôt Chrome, j’aime bien ce nom. Ah, et les convenances sociales .. »

Sous les yeux éberlués des deux riggers, la peau de Chrome changea de couleur, de texture, et ce de manière totalement non uniforme. Pour toute personne qui la voyait, elle était désormais vêtue d’une combinaison de moto grise, sa peau était hâlée, et ses cheveux noirs, portés courts, avaient une coupe élégante.

– « Hm, moi c’est Rocade. » dit-il en retard.

– « Ca va comme ça ? »

– « On ferait avec moins. Chrome, je ne sais pas ce qu’ils t’ont fait, mais au moins ils ont été généreux question moyens. »

Rayman le reprit

– « Regarde les noms. Il y avait Héphaïstos, Athéna, Hermès, et Héraclès. Un artilleur conducteur sous interface, un chef de commando, un fantassin léger, et un lourd ? Circé est l’infiltrateur. Enfin, je parierais sur un truc du genre. »

 » – Sacré infiltrateur. Ou assassin. J’avais entendu parler de ce visage modelable, je n’imaginais pas le voir en action. Chrome, tu veux bien être mon amie ? Je ne te veux pas pour ennemie. »

La jeune femme rit. « On va le chercher votre gosse ? » Et devint plus sérieuse. « Assassin .. Oui, je suis un assassin. »