L’agent de la douane rendit les papiers avec un salut machinal.

– Bon séjour mon comm.. euh, M. Le Guen.

Remerciant distraitement, le jeune officier regardait autour de lui, tentant de retrouver les images du passé. Avait-il idéalisé l’architecture de l’astroport, ou bien celle-ci s’était-elle dégradée depuis son départ, douze années plus tôt ?

Tout ce temps passé dans le champ d’astéroïdes de Sol, à poursuivre des trafiquants, régler des bagarres de mineurs avec le moins de casse possible, voire quelques affaires tordues de meurtres,  corruption et mœurs dévoyées n’avaient pourtant rien fait pour améliorer sa perception de son environnement. En tous cas, l’exercice auquel il s’était astreint pendant cette période lui avait largement profité : ses deux mètres et cent vingt kilos ne montraient aucune atteinte des syndromes de microgravité, et il avait posé le pied sur la surface de Breizh aussi sûrement que lors des séjours en gravité artificielle. Les bienfaits d’un entraînement adapté.

Ayant bénéficié des opportunités en matière de places disponibles sur les transports spatiaux, Yann le Guen n’avait pas pu prévenir du moment de son arrivée. Aussi, il décida de rentrer chez lui par ses propres moyens et de faire la surprise de sa visite. Il se rendit donc à la station, et entra dans un autocab, auquel il indiqua l’adresse de la ferme familiale. La réponse le surprit :

– Je suis désolé, cette adresse n’est pas accessible pour l’instant.

– Comment ça, pas accessible ? C’est ma maison et j’y habite.
– Nous connaissons l’adresse Monsieur. Elle n’est pas accessible en ce moment.
– Justifiez cette réponse.  Yann connaissait les systèmes automatiques pour les avoir côtoyés pendant des années.
– L’adresse a été rendue invalide pour la durée d’une enquête de police.
– Cette adresse-ci est-elle disponible ?  Il avait saisi celle de son voisin le plus proche, dont la ferme se trouvait de l’autre côté du chemin.
– Oui monsieur. Dois-je vous y conduire ? Temps estimé soixante quinze minutes.
– Confirmation.

Pendant le trajet, Yann essaya de se renseigner sur les événements locaux récents. Apparemment, le silence radio était complet. Aucune source officielle ne parlait de crimes, troubles de l’ordre public, ou de quelconque désordre.

L’autocab arriva sans encombre dans la grande cour de ferme. Un homme sortit de dessous un véhicule, l’air de ne pas en croire ses yeux.

– Par la mère, c’est Yann, il est de retour. Ca fait du bien, vieux.

– Bob, c’est bon de te revoir. Je cherchais à rentrer chez moi, mais ces buses de taxis m’ont bloqué à cause d’une enquête de police.

Le sourire de l’agriculteur s’éteignit.

– C’est grave ce qui se passe, Yann. Depuis la mort de ton père, ton frère a blâmé la Compagnie pour ce qui s’est passé. Et je ne lui donnerais pas tort. Il a rejoint un groupe d’activistes, ils ont manifesté contre les quotas.
– Je sais que les quotas augmentent chaque année. C’est un peu pour ça que je suis parti, finalement. Pas envie de travailler la terre pour garder de moins en moins.
– J’aurais dû faire comme toi.
– Et que s’est-il passé récemment pour Raymond ?
– Il y a eu des échauffourées avec la sécurité de Solaris. Une bagarre générale. Puis les gardes ont tiré. Trois de nos gars ne se sont pas relevés, mais entre-temps un garde est mort. Ils ont arrêté tous ceux qui ont pris part à la bagarre, enfin, tous ceux qu’ils ont pu, les autres se sont fait la belle. Ray est du lot.
– Ray a fait quoi ?
– Tu le connais, c’est un idéaliste, il a peut-être pris des coups, mais n’en a sûrement pas donné.
– Pourquoi s’est-il caché alors ? S’il n’a rien à se reprocher ?
– Les gardes s’en moquent un peu. Ils attrapent qui ils peuvent et les collent en forteresse. Et puis il y a Véro.
– Finalement ils se sont choisis, ces deux-là ?
– Il faut croire. Ils ont l’air bien ensemble. Mais elle a toujours été plus dure dans ses opinions.
– Tu as une idée d’où ils se trouvent ?
– Pas vraiment. Mais Jeff devrait savoir. Si quelqu’un les ravitaille et les aide, il en est, ou bien il les connaît.
– Et pour chez moi ?
– N’y va pas, ne te fais pas repérer. Si tu vas le chercher, tu feras fatalement quelque-chose qu’ils jugeront illégal. Dis..
– Oui ?
– Si quelqu’un a besoin d’aide, d’une planque, je suis là. On ne peut pas continuer comme ça, il faut bien faire quelque-chose.
– Je n’en suis pas à entrer en dissidence moi-même, je viens voir mon frère. Mais je lui dirai.

Prenant ses précautions, Yann rentra en ville par l’autocab, avant d’acquérir une S8  Ténéré  d’occasion, un 4×4 solide, un modèle mieux prévu pour la conduite automatique sur les voies terrestres, mais sur Breizh on se contentait d’ignorer le tableau de programmation et la télécommande.

Entre-temps, ses bagages avaient été livrés en consigne, et il en sortit, mesure de précaution, son arme de poing d’ordonnance, un 12.5mm H&K Police. En dépit de leur vétusté, les armes à feu étaient encore utilisées dans les forces de police spatiale, avant tout parce qu’une cartouche chargée à projectiles tirée sur une combinaison supposée rester scellée était une dissuasion efficace contre la fuite, dans un environnement où le vide se trouvait derrière chaque paroi. On n’allait pas très loin sans être étanche au-delà du prochain sas. Les lasers utilisés par les forces militaires étaient plus puissants, mais aussi plus directement mortels. La condition d’usage des cartouches était évidemment de ne pas utiliser de balles, celles-ci pouvant transpercer les parois.

Cette fois pourtant, étant en atmosphère, Yann garnit son chargeur de balles perforantes blindées  anti-matériel. Mais il laissa son arme vide, et mit son chargeur dans une poche, avec une poignée de cartouches supplémentaires. Le pistolet alla se fourrer dans son holster de veste.

Le paysage de prairies verdoyantes de cette partie du continent se prolongeait à perte de vue. L’herbe orange des origines n’avait pas résisté aux robustes espèces terriennes, et même les lampis[1] indigènes ne semblaient pas se plaindre du changement de régime. La faible activité tellurique n’avait pas modelé de haute chaîne de montagnes, et tous les continents de Breizh étaient au mieux vallonnés, sinon totalement plats. Des terres agricoles parfaites, une fois enrichies en sels importés des zones côtières.

La ferme familiale des Forrest se trouvait à quelques heures de trajet, dans des chemins tout juste tracés par des passages d’engins de transport.

Peu après qu’il entre dans la gigantesque propriété, Yann remarqua des phares de véhicules qui arrivaient à sa rencontre. Trois motos. Yann continua jusqu’à les rencontrer, et s’arrêta à leur hauteur. Le conducteur de la moto de tête enleva son casque. C’était Jeff.

–  Yann, ça fait plaisir de te revoir.
– A moi aussi, Jeff. Inutile que je demande comment vont les choses, je connais la réponse : mal .
– Oui. Tu es passé chez toi ?
– Presque. J’ai vu Bob. Je cherche Raymond.
– Et il t’a envoyé ici ? Au moins il n’est pas dupe.
– Il se propose pour aider. La situation ne lui plaît pas non plus.
– On aurait tous dû faire comme toi : se refaire une autre vie dans un quelconque service spatial, marchand ou autre. La Compagnie nous tue ici. Et ça commence à ne plus être seulement au sens figuré. Au début, ils voulaient qu’on vende. Ceux qui ont vendu ont été remplacés par des employés qui commencent aujourd’hui à renforcer nos rangs. Eux aussi ont eu plus de promesses que de gains. C’est le bras de fer, et on n’est pas du côté du plus fort.
– En venant, je ne pensais pas me mêler de politique. J’ai accumulé six mois de vacances et je peux prendre un nouveau contrat de deux ans. Mais on dirait bien qu’au final on va avoir besoin de moi ici.
– Non, on va se battre tant qu’on pourra, mais un jour on sera obligés de céder. Toi, tu as une chance à l’extérieur, fais-en bon usage. Sinon, ils sont dans ce qui était le centre commercial Breizh Prime. Il a été remplacé peu après que tu partes.
– Oui, je savais qu’il devait fermer. Merci pour tout Jeff, je vais le retrouver.

Moins d’un siècle après la création de la ville, le centre de Roazhon avait déjà bougé. Les gigantesques espaces disponibles sur ce continent encore faiblement exploité permettaient de laisser une zone à l’abandon.  Les anciens habitats des premiers colons restaient plus ou moins intacts, jusqu’à ce qu’une décision soit prise à leur sujet. Au centre de la zone, la grosse carcasse du Breizh, d’où avaient débarqué les ancêtres de Yann, dominait les alentours. Tant d’espoirs avaient été émis pour ce voyage. Les immigrants du premier voyage et des quatre qui avaient suivi avaient pu connaître une vie de pionniers. Après cinq voyages, le Breizh s’était posé pour la dernière fois là où il se trouvait encore. Il avait fallu vingt ans de plus pour qu’un autre vaisseau, le Fjord Princess, se pose et soit accueilli chaleureusement par les colons. Puis les arrivées se succédèrent, au rythme d’un vaisseau tous les deux ou trois ans. Et finalement les vaisseaux des Mégacorps.

Les Corps n’avaient exercé de véritable pression que depuis une vingtaine d’années. Leurs vaisseaux transportaient des marchandises, des machines. Repartaient avec des productions locales. Il ne fallut pas très longtemps pour prendre la population de colons à la gorge.
Sentant que le rêve leur échappait, certains colons comme Yann avaient quitté la planète, cherchant d’autres aventures ailleurs.

La nuit était obscurcie par les nuages, et une pluie fine mouillait le sol. Cela brouillerait les traces infrarouges. Yann rangea son véhicule près de la place centrale, sous un abri qui aurait le mérite de le cacher d’une reconnaissance aérienne. Juste au cas où. Puis il entreprit de marcher à pied vers ce qui était pompeusement appelé centre commercial dès les débuts de la colonisation. Il s’agissait initialement de l’entrepôt où étaient rangés les biens et les matériels en provenance des soutes du vaisseau, puis les produits des premières récoltes. Il passa devant l’école où plusieurs générations de colons avaient appris l’essentiel, et grâce à l’énergie des premiers colons, n’avaient pas régressé et maintenaient leurs machines les plus complexes. Son père lui avait raconté comment sa propre grand-mère, celle qui avait construit le Breizh, avait monté les premières centrales à fusion produites localement, et à l’époque de son enfance donnait encore des cours de physiques à des jeunes enthousiastes.

Yann arriva enfin en face de l’entrepôt. La grande porte était évidemment fermée, mais l’une des petites restait ouverte. Un homme resté à l’intérieur le regardait arriver.

– Qui êtes-vous ?
– Yann le Guenn. Le frère de Raymond. Est-il ici .. c’est bien Rick ?
– Yann ! Ca fait un bail. Entre. On ne t’a pas suivi ?
– Normalement non, j’ai fait attention. Je ne présume rien sur une surveillance aérienne ou spatiale. Ça fait combien de temps que vous êtes ici ?
– Quatre jours.
– Beaucoup trop long ! Il faut bouger plus vite.
– C’est ce que certains disent. Tout le monde n’est pas convaincu.  Au fait, je vois que tu es armé? Tu serais bien l’un des seuls.
– Je viens seulement voir mon frère.
– C’est OK l’ami. Entre.

L’entrepôt, encore encombré de véhicules de manutention, de centaines de caisses et conteneurs divers, abritait une trentaine de personnes qui s’étaient réparties le mieux possible pour se donner un peu d’intimité en répartissant des obstacles. Yann contempla la scène avec un air de pitié. Aucune valeur défensive à cet agencement. Une voix jaillit du fond.

– Bon sang les gars, c’est mon frère Yann, il est de retour après douze ans. Désolé Yann, J’aurais voulu t’accueillir à Ker Marie.

Le frère aîné de Yann avait changé. Lui qui avait été le rêveur de la famille s’était coiffé comme un militaire, et avait perdu du poids.

– Ray ça me fait plaisir de te voir. Bonjour la compagnie. Véro est avec toi ?
– Présente !

L’ancienne vedette féminine de l’école avait sacrifié la cascade de cheveux cyan de son adolescence pour une coupe courte et plus naturelle. Elle n’était plus que l’ombre de la fille qui faisait tourner les têtes de tous les garçons de l’école.

Yann regardait les fugitifs autour de lui. Il les connaissait tous. Hélène, avec sa dégaine de garçon, Tony, le costaud de la classe, Art, le hacker, Melinda, la première de la classe, Jo, Frank, Emma, Phil, Renée, et quelques uns dont il avait oublié les noms avec le temps.

– Je viens de chez Jeff, il va bien.
– Merci pour les nouvelles. On s’est mis dans un beau pétrin, pas vrai ?
– Enorme. Qu’est-ce qui s’est passé avec le garde ?
– Mauvaise chute, je l’ai séché d’un coup de pied, il est tombé sur un rebord de trottoir.  fit Véro.
– Toi ?
– Ils avaient déjà tiré. J’ai vu Gilles, le fils de Martha, tomber. Le gars a pointé son arme sur Ray.
– Sale affaire. On .. les gardes ne sont pas supposés tirer à munitions de guerre pour du contrôle de foule.
– C’est pas la première fois. Il y a deux mois Ils ont descendu un couple, les Eriksen, chez eux. Ils y ont soi-disant trouvé des armes dont on savait parfaitement qu’ils ne les avaient pas.
– Sait-on qui commande les gardes en ce moment ?
– Ils ont un type qui mène les opérations sensibles depuis son vaisseau, le colonel Andrew Smith.  dit Art.
– Smith ? Oh non.
– Tu le connais ?  demanda Véro.
– Oui. Ce serait bien le genre à faire des choses comme ça. J’avais déjà eu des soupçons de bavure sur une opération minière. Les services de contrôle qualité ont étouffé l’affaire.
– Contrôle qualité, c’est comme ça qu’on appelle la police militaire ou quoi que ça doive être ?
– Oui, Véro. Seules les nations ont le droit à une armée.

Ray s’enflamma :

– Une nation ? Nous en voudrions une, de nation. Nos grands parents sont venus sur ce monde, pleins d’espoirs pour eux et pour leur descendance. C’est une nation qu’ils sont venus créer. Une nation qui aurait le droit de prélever des taxes, de créer une armée, de se défendre, de faire régner la justice. Nous, et les cinquante autres mondes extérieurs, devons nous relever pour défendre notre création, nos biens, notre héritage. Nous sommes les nations stellaires, nous devons faire respecter notre droit.

Le jeune homme fondit en larmes, Véro lui tomba dans les bras.  Légèrement déséquilibré, il tendit la main, que quelqu’un lui attrapa. Un autre posa la sienne dessus. Puis un autre. Puis les autres, en cercle autour de cet empilage de mains.

– Yann, tu viens avec nous ?
– Je ne sais pas où vous allez. Pour le moment, je viens vous aider à sortir de ce mauvais pas. Pour commencer, il faut sortir d’ici, le plus tôt sera le mieux.
– Je peux avoir un autobus ici juste après l’aube.  dit Alex.
– Beaucoup trop risqué,  répondit Yann. Il faut repartir avec plusieurs véhicules, en plusieurs groupes . J’ai trois places dans ma voiture. Il en faut d’autres.

A ce moment, des bruits de mécaniques se firent entendre, plusieurs véhicules venaient de s’arrêter à côté de l’entrepôt.

– Trop tard  dit Véro,  ils sont là. On n’a pas beaucoup de choix, n’est-ce pas ?
– Normalement, non , répondit Yann,  mais ça m’inquiète vraiment. Quelqu’un a un scanner radio ? Ils vont nous appeler pour nous demander de nous rendre.

Rick, qui gardait la porte, rentra précipitamment.

– Il y a huit véhicules de ce côté. Trois hommes dans chaque. J’ai verrouillé, mais ça ne tiendra pas longtemps. Au moins deux derrière.

– Mais il n’y a pas de sortie derrière.
– Il aurait sans doute dû y en avoir une, et ils vont en faire une , répondit Yann.  Rien à la radio ?
– Non, rien. Et s’ils annonçaient quelque-chose par haut-parleurs on ne les raterait pas.

Yann eut une soudaine illumination.

– Quel est le trafic radio ?
– Nul.
– Vous connaissez les fréquences des caméras de police ?
– Oui, je vérifie.. Aucun trafic.
– Pas de trafic, pas d’annonce. Ils n’ont pas mis les caméras enregistreuses parce qu’ils ne veulent pas enregistrer ce qu’ils ont l’intention de faire.

Quelqu’un dans le groupe lança une bordée de jurons. Les autres se regardaient, hallucinés, incrédules. Véro et Raymond se serraient l’un contre l’autre. Une voix se fit entendre par le haut-parleur.

– Nous savons que vous êtes ici. Votre cavale prend fin cette nuit. Vous êtes sommés de vous rendre et de sortir. Autrement, nous donnons l’assaut dans une heure.

Le cerveau de Yann fonctionnait à toute vitesse. Il s’approcha du groupe et commença en chuchotant.

– Vous êtes ici depuis quatre jours, vous devez bien savoir ce qu’il y a dans les caisses ?

– Plus ou moins  répondit une des femmes présentes.

– Cet endroit a servi d’entrepôt à des agriculteurs. Cherchez des nitrates, de l’engrais quoi. Des hydrocarbures. Des petites pièces métalliques, toute la visserie que vous aurez. Trouvez un moteur chimique en état de marche, et mettez-le en route au contact de la paroi. Ca éliminera les écoutes. Il faut remettre au moins un chariot élévateur en état. Déblayez ici, et faites de la place dans la chambre froide. Dommage qu’on n’ait pas de temps pour réduire du fer et de l’aluminium en poudre.

– On a des réserves de mélange déjà dosé pour thermite dans deux conteneurs. Ca reste le meilleur moyen de fusionner certaines choses, comme ces métaux étaient faciles à trouver sur le continent.
– Parfait. Il va falloir bricoler rapidement des détonateurs. Les autres, prenez tout ce qui pourra servir à nous dégager nous même en sortant de la chambre froide. On va être au milieu d’un accident industriel, et on ne pourra pas forer au travers du frigo. Il va falloir sortir. On va percer la paroi juste à l’extérieur, là, avec de la thermite. Le chariot élévateur sera ici, il servira de bélier si besoin est. Ce secteur devrait être relativement à l’abri des explosions.

– Pourquoi nous laissent-ils une heure ?
– Soit ils manquent de matériel sur place, soit ils attendent un ordre.

Au bout de quelques minutes, alors que l’officier réitérait son annonce, on finissait de mettre en marche non pas un, mais deux chariots. Yann décida de faire entrer le deuxième dans la chambre froide. Un des communicateurs fut placé de manière à surveiller l’entrée de l’entrepôt.

Le temps se faisait court. L’officier enjoignait aux dissidents de se rendre dans les cinq minutes. Yann termina de placer les leurres au centre de la zone, déplaça une charge vers le point où lui-même aurait placé des charges de démolition pour entrer, s’il avait eu à prendre cet entrepôt. Puis il se réfugia dans l’entrepôt frigorifique, dont le système de refroidissement était resté éteint depuis des décennies.

Au moment précis de l’expiration, les caméras repérèrent les gardes. Ils étaient armés de leurs lasers. Armés pour tuer. Un groupe devant la porte principale, un groupe avec des charges de démolition sur le coté.

La porte principale du hangar explosa. Immédiatement après, une salve de lasers percuta les dérisoires barricades derrière lesquelles étaient installés les leurres. Activée à distance, une arme à feu claqua. Pour se retrouver immédiatement pointée par les tirs de lasers du peloton. Au même moment, la paroi sur le côté du hangar fut percée par un découpage à la charge de démolition. Quatre groupes de deux hommes pénétrèrent rapidement par l’ouverture. Tout était si conforme aux manuels, sans aucune variation ni modification. Yann faillit avoir un moment d’hésitation, puis activa la  télécommande. L’enfer répondit au feu. Les conteneurs de thermite s’embrasèrent d’un coup, en même temps que les explosifs détonnèrent. Une vague d’air surchauffé à l’état de plasma, chassé par le souffle de l’explosion et sa propre expansion due à la température, frappa les commandos, embrasant leurs armures, consumant jusqu’aux hommes et leurs armes métalliques. Privées de support, et perdant leur capacité supraconductrice, les batteries de leurs armes libérèrent à leur tour toute l’énergie qu’elles contenaient, générant une explosion secondaire finalement moins impressionnante.

A peine commencé, le combat était déjà terminé. Yann déclencha la dernière télécommande, en espérant que celle-ci pourrait encore fonctionner. Un gros pan de l’arrière de l’entrepôt sauta. La chambre froide avait résisté aux explosions, mais tout le monde avait sérieusement souffert de l’onde de choc portée par les murs et l’air. Les insurgés se relevèrent, un à un, en tentant de purger leurs oreilles. Après avoir attendu une minute, Yann hurla :

– L’entrepôt devrait être ouvert maintenant, mais il doit encore faire chaud de ce côté. On s’imbibe d’eau. Je vais pousser la porte avec le chariot élévateur. Utilisez les extincteurs vers l’ouverture, sortez, tournez à droite et courez. On s’en sort les gars !

Les réserves d’eau furent utilisées. La chaleur se fit sentir immédiatement à l’ouverture, mais conformément aux attentes de Yann, la destruction de l’entrepôt avait empêché le confinement. Le chariot, qui avait été soudé à la porte de la chambre froide, poussa celle-ci avec les débris qui s’étaient accumulés derrière. Les personnes munies d’extincteurs envoyèrent leur charge vers l’incendie, plus pour créer un souffle que pour éteindre quoi que ce soit sur ce feu heureusement assez lointain, grâce au travail préparatoire. Les autres personnes passèrent au ras du mur et coururent vers l’espace ouvert juste en dehors. Délaissant le chariot, Yann se jeta à leur suite. Il arrivait sur eux lorsque Raymond poussa un hurlement horrible et s’écroula. L’ordre claqué par Yann coucha au sol ceux qui ne l’avaient pas déjà fait. A coté d’eux, un grésillement annonçait le point d’impact d’un autre tir de laser. Yann se retourna et vit le point d’origine des tirs. It tira deux fois pour faire baisser la tête au tireur et permettre à ses hommes de partir à couvert. La voix de l’officier se fit entendre.

– Alors, il fallait que ce soit toi, le Guen, pour venir sauver cette racaille ?
– Laisse tomber, Smith. Tu es seul, tu es blessé, rien n’arrivera avant deux heures, et on peut te contourner et te débusquer.
– Il n’y a que toi et moi ici, tu n’as pas un seul combattant capable de venir me chercher. Tu as monté toi-même cette affaire avec les explosifs. J’aurais dû me méfier. On aurait dû me dire que tu arrivais dans le secteur.

Pendant que Smith monologuait, Yann avait activé la télécommande de son véhicule. Yann fit sortir le véhicule de son garage improvisé, et le lança sur sa position courante, en s’assurant que la trajectoire passât sur la position de Smith. Le véhicule démarra, accéléra, parcourant l’essentiel de la distance, et soudain, détectant le véhicule devant lequel se trouvait Smith, freina bruyamment, juste après que Yann eût validé l’allumage des phares.

Smith, percevant l’approche du véhicule, se démarqua pour visualiser la menace, et se jeta au sol en tirant. Au coup de frein il était déjà hors de la trajectoire, mais précisément là où Yann l’avait anticipé. Yann se démasqua et tira à plusieurs reprises. Smith eut une convulsion en plein saut, et retomba, deux balles dans le corps. Le 4×4, sévèrement touché par le laser, émit une épaisse fumée et s’immobilisa.

Constatant que Smith ne se relèverait pas, Yann courut vers là où quelqu’un avait traîné son frère. Véro était couchée sur lui, tentant de lui apporter des soins.

– Comment va-t-il ?
– Mal, il a pris le laser dans la poitrine.
– On prend les véhicules des gardes. Le mien est mort. Ray, on te débarque à l’hôpital.
– Non,  répondit-il, faiblement. ma place est avec toi .. avec Véro .. C’est toi ..  pris des risques pour nous .. .

Sa bave se teintait de rose. Emma lui fit une injection, en secouant la tête. Yann comprit le signe.

– On l’embarque. Prenez les véhicules, faites les démarrer, et ouvrez-moi ce communicateur. Quelqu’un a une idée d’où aller ?

– Ca fait quatre jours qu’on se creuse pour trouver. On n’a rien de solide.
– OK, mettez les uniformes des gardes, ils ont du change dans les cantines vertes.
– Tu as une idée ?  demanda Phil.
– Oui, on blitze[2] pour leur prendre leur vaisseau spatial. Il reste deux hommes à bord. Qui d’autre sait piloter ?

Melinda leva timidement la main.

– J’ai mes qualifications en pilotage et astrogation, juste .. pas de pratique hors simulateur.
– Il va falloir faire avec. Je passerai premier pilote. Des mécanos ? Commtech[3] ?
– Je te suis en commtech , dit Art.
– Je crois qu’on est trois-quatre mécanos corrects au sol, si on a des schémas on devrait pouvoir faire tenir un vaisseau en un morceau. Emma en toubib ?
– C’est mon job.

Après avoir fait un tour des voitures, et les avoir fait fonctionner, les fugitifs se regroupèrent autour de Yann. Celui-ci avait fait bricoler l’entrée du communicateur, pour transformer sa voix en celle de Smith. Il avait l’avantage de bien le connaître et savoir comment il s’exprimait. Il lança un appel vers le vaisseau de la sécurité.

– Smith à Valkyrie.
– Colonel ?
– J’ai deux codes quatre ETA cent dix. Soyez prêts et gardez le silence radio. Smith, over.
– Roger et over.

Véro était perplexe.

– Il ne parle pas plus que ça ? Et ça veut dire quoi ?
– Qu’on ramène deux blessés graves. Il y a deux personnes à bord du vaisseau, il a toujours un équipage minimal, ils devront tous deux être au sas d’entrée pour assurer le passage des blessés. On s’organise. Art, tu reste avec moi, pour la radio. Je conduis le véhicule de commandement. Hélène, tu as la carrure de Smith. Mets cette casquette et passe à l’arrière, à droite. On passe au culot, les gens voient ce qu’ils ont envie de voir. Emma, Jeff, Véro, restez avec Ray. Véro, tu fais l’autre blessé.

Rapidement, Yann répartit ses hommes dans les véhicules. Après s’être assuré de l’état de Raymond, qui semblait faiblir, il prit les commandes du véhicule de tête et fonça à toute allure vers l’astroport, emmenant le convoi derrière lui dans la nuit.

Arrivés à l’entrée du secteur réservé aux vaisseaux militaires du petit astroport, Yann fit des appels de phare au garde de faction, avant de s’arrêter devant lui.

– Prévenez le contrôle de vol que nous effectuons un décollage d’urgence. Nous avons des blessés.

Le garde, ébloui, s’occupa immédiatement d’activer son communicateur plutôt que de vérifier le contenu des véhicules. Yann avait à peine marqué l’arrêt, et continua directement vers la corvette militaire dont la rampe de chargement était ouverte. Il la fit escalader à son véhicule, suivi instantanément par tous les autres, immobilisa son véhicule, et attendit que le deuxième fût arrivé pour synchroniser la sortie. Les deux pilotes eurent un instant d’hésitation avant de bouger, mais il était déjà trop tard pour eux : ils étaient déjà sous la menace d’une demi-douzaine d’armes.

–  Nous n’avons pas l’intention de vous tuer. D’ici peu de temps nous trouverons un moyen de vous relâcher sains et saufs, mais sans que cela nous compromette. En attendant, nous réquisitionnons votre vaisseau.
– Vous faites une énorme connerie, vous n’allez pas vous en tirer comme ça. Où sont le colonel et tous les autres ?

– Ils n’ont pas eu votre chance. C’est pour ça qu’on ne va pas vous laisser ressortir avant qu’on décolle. On va vous coller aux quartiers de détention. Donnez-nous les clés du vaisseau.

Ce qu’ils firent. Véro avait déjà commencé à rouler le brancard vers l’infirmerie, suivie par Emma. Yann conduisit les pilotes aux cellules, et rejoignit la passerelle. Melinda et Arthur s’y trouvaient déjà, en train de se familiariser avec les commandes.

– Arthur, j’ai besoin de la voix du colonel sur le poste de pilotage.
– Je m’en doutais. Tu l’as. Et ça fait rudement plaisir d’avoir un bon ordinateur sous les mains. Au fait, tu vas avoir besoin de l’initialiser.

– Je sais. Ordinateur, je suis le commandant Le Guen. Suspendez tous les ordres en cours et préparez un décollage d’urgence.

– Préparation en cours commandant.

Il activa la communication vers la tour, en laissant le logo de la Compagnie comme image.

– Ici le colonel Smith, de Solaris Security. Nous avons une urgence classe sept. Nous effectuons un décollage immédiat, fournissez-nous un vecteur de  transfert suborbital.
– Tous les vecteurs sont disponibles. Vous avez l’autorisation de décoller.
– Smith, over.

Laissant l’ordinateur contrôler la check-list, Yann appela l’infirmerie. Véro lui répondit, en larmes. Un ECG[4] pulsait.

– Yann, ça va mal. Ray est conscient, Emma lui a posé des drains, mais ..
– Yann ..  fit une voix faible.  Yann, botte-leur le train de ma part. Pour moi.. pour les nations stellaires. Vér .. .

Il se tut. Dans l’infirmerie, une alarme retentit, l’ECG était passé à continu. Emma n’avait pas perdu de temps. Yann entendit un grésillement, puis  un… deux… trois…  un autre grésillement. Et encore. Il coupa sur les pleurs de Véro. Le contrôle général était passé au vert. Yann démarra l’antigrav, puis le moteur linéaire.

– Ordinateur, veuillez enregistrer le nouveau nom de ce vaisseau. Il s’agit dorénavant du Nation Stellaire.
– Confirmé commandant.

Le vaisseau atteignit rapidement une distance de plus d’une centaine de kilomètres de la surface. Laissant Melinda aux commandes, Yann s’adressa à Arthur.

– Art, donne-moi un multicanal sur Breizh. Je veux recouvrir les fréquences radio les plus usitées, et un multicast sur les canaux de diffusion. C’est la Compagnie qui paye.
– Je te donne ça dans une minute. Quelle voix ?
– La mienne. Et diffuse à tous les postes dans le vaisseau.

Un moment plus tard, Art fit un signe.

– Paré. La transmission démarre quand tu actives le micro.

Yann se racla la gorge, prit une gorgée d’eau, puis activa le dispositif.

– Ici Yann le Guen qui vous parle depuis le Nation Stellaire.
J’appelle tous ceux qui sont fiers de se déclarer descendants des pionniers des Nouveaux Mondes, tous ceux qui ont encore le souvenir qu’il y a un siècle, des humains courageux sont partis braver l’inconnu pour échapper à l’esclavage sur Terre, qui ont rêvé de liberté pour eux et leur descendance, et qui lui ont sacrifié tout ce qui faisait le petit confort que nombre d’entre eux  avaient déjà obtenu.
Beaucoup de descendants de ces pionniers sont aujourd’hui restreints au rôle d’habitants de colonies. Le rêve de nos ancêtres de se bâtir de nouvelles nations dans l’infini de l’espace a été bafoué par les Mégacorps, qui se le sont approprié au profit de leurs primes, de leur croissance externe, et des dividendes de leurs actionnaires.
Aujourd’hui, il est temps de dire non. Aujourd’hui, il est temps de relever la tête. Aujourd’hui, il est temps de s’unir et de mener à bien les projets de nos ancêtres, il est temps de prendre les armes et de se battre.
Fils de pionniers, montrez-vous dignes de vos ancêtres et de leurs rêves. Résistez. Conquérez vos libertés.

Il coupa l’émission. Melinda applaudit tristement. D’autres faibles applau­dissements jaillirent des intercoms.

– Superbe. Maintenant qu’on est partis dans ces conditions, je voudrais te remercier, Yann. Je pense qu’on est tous d’accord pour dire que sans ton intervention on ne serait jamais sortis de ce hangar. On peut avoir l’impression que les choses sont allées trop loin, mais on n’a pas eu le choix. Ils ne nous l’ont pas laissé. Merci d’être venu, et de t’être pris dans ce pétrin pour nous.

Quelques murmures d’approbation fusèrent par l’intercom.

– Je voulais voir mon frère, je n’ai finalement rien pu pour lui. Passons aux choses pratiques. On se laisse trente minutes pour passer des appels personnels. Je pense que vous avez tous du monde à prévenir, à mettre en garde. Ils feront pression sur vos proches pour vous atteindre. Faites-les se mettre à l’abri.

Melinda semblait perplexe.

– Et maintenant, que fait-on ? Ils vont aussi partir à notre poursuite. Que sommes-nous ? Des déserteurs ? Des traîtres ?
– Dorénavant, des flibustiers.

 

[1] Marsupial indigène ressemblant à un  lapin

[2] En l’occurrence, type d’enchaînement d’actions destinées à prendre l’adversaire de vitesse.

[3] Technicien en communications

[4] Electrocardiogramme