Chapitre 1 – Pilotes d’essai

L’année avait été relativement calme, mais particulièrement remplie.

La mascarade avait continué, les gardes, aveuglés par les procédures de sécurité et les bons rendements de la mine, n’avaient pas de raison d’aller fouiller plus avant, ni d’accréditation leur permettant de le faire. Les zones cachées de la mine étaient sauves et personne d’autre que les mineurs officiels ne pouvait s’y rendre.

De fait, les Asimov assuraient la totalité de la production minière, en plus d’une confortable surproduction qui rassurait les lointains superviseurs obsédés par le rendement.

A la demande de Murdock, Chrome et John avaient participé à d’importants travaux sur les bâtiments de la station. Ils avaient installé à l’insu de la sécurité de Tycho des verrous explosifs sous ces énormes structures. Les travaux ont été dissimulés sous l’appellation de protection contre les séismes de collision. A de nombreux endroits sur les trois énormes bâtiments, ils avaient installé des recycleurs d’air annexes. Les éléments annoncés comme recycleurs étaient appelés « motivateurs Wajsberg » par les initiés, et leur usage final était loin de servir à régénérer de l’air.

Une partie du temps restant était dédiée à des séances de simulation de pilotage, en compagnie d’une douzaine d’autres personnes, mais dont aucune n’était dotée de cyber-réflexes. Ils cumulaient donc fort logiquement les meilleures notes sur les exercices qui faisaient appel à la précision ou la vitesse de réaction.

Ce jour-là, John et Chrome avaient passé leur matinée à préparer les miroirs hexagonaux de l’observatoire. Une conjonction prometteuse allait permettre d’utiliser l’effet relativiste de loupe gravitationnelle sur un système lointain, et le département d’astronomie ne voulait pas laisser passer une belle occasion de faire des observations.

Cette fois, un message de Murdock les enjoignait de se retrouver dans une salle de réunion, aménagée en salle de briefing et rebaptisée local syndical, ce qui interdisait à la sécurité d’y pénétrer.

Murdock et Frankie s’y trouvaient, en compagnie de deux des ingénieurs aéronautiques, Höller et Perez. Chrome comprit tout de suite que le propos était d’importance, et choisit de dédramatiser la situation.

– Alors, c’est le moment ? On y va ?

– Bien vu, dit Murdock, l’Aigle est prêt. Vous restez les deux pilotes d’essai désignés, si vous êtes volontaires.

La  mine qu’affichaient les deux partenaires ne prêtait pas à confusion.

  • Quel est le programme ?
  • Comme d’habitude, on va essayer de faire le maximum de choses d’un seul coup. Nous craignons d’attirer l’attention avec le tonnerre électromagnétique qui accompagne les champs quantiques, et nous allons profiter d’une fenêtre où la station Kepler sera éclipsée. Cette fenêtre se produit dans quatre heures. Cette décision est un peu tardive et vous laisse peu de temps, mais nous venons de terminer les dernières mises au point, et cette fenêtre ne se présente que tous les vingt-huit jours. Le voyage aller et retour devrait durer environ trois jours, sous silence radio pendant que vous serez à portée de communication, et nous avons fait programmer une maintenance sur Kepler qui devrait masquer votre retour.
  • Alors amenez-nous à l’engin maintenant, que l’on se prépare sur place. Après le décollage on aura tout le temps de se reposer en alternance.

Ce qui fut fait. L’Aigle, une navette de transfert qui assurait la liaison avec Kepler avant d’avoir eu une panne de moteurs – délibérément provoquée quelques mois auparavant par John, qui en avait reçu la commande -, avait été agrémentée des mêmes « recycleurs d’air » que les bâtiments de la station, et d’une centrale à fusion miniaturisée qui faisait partie de la dotation de la mine. Beaucoup de matériel avait été détourné par Telemark ; la mascarade qui entourait tout le dispositif devenait de plus en plus difficile à gérer, et occupait à temps plein un nombre important de personnes.

John monta à bord immédiatement, trouva le siège à son goût, et s’endormit en attendant que les préparatifs se terminent. Il fut réveillé par une intrusion dans son espace vital : Chrome venait d’entrer dans le cockpit. Son horloge connectée indiquait trente minutes avant l’heure du départ.

  • Bon, je dois dire qu’on m’a laissé gaiement pioncer pour une fois. Ça doit être important, plaisanta-t-il. J’assumerai le premier quart si tu peux penser à dormir.
  • Ici, on sait ce qu’on doit faire. Pour l’instant. Je vois les listes de contrôle qui se déroulent en automatique.
  • Justement, ça va être à nous pour les tests des commandes manuelles.
  • Je prends.

La phase de tests finale fut comparativement brève. Les instruments et les dispositifs du vaisseau étaient tous fonctionnels, déjà testés en fait des dizaines de fois.

  • Aigle, vous avez le contrôle. À partir de maintenant, nous passons au silence radio. Bonne…

La voix de Murdock se tut, le technicien ayant débranché le câble de liaison un peu plus vite que prévu. Outrepassant les consoles réelles prévues pour des pilotes normaux, les deux pilotes se branchèrent en interface. La fenêtre de non-visibilité de Kepler venait de commencer.

Le vaisseau était en fait posé sur un ascenseur minier, qui s’éleva jusqu’à la surface. Il ne fallut pas beaucoup d’efforts pour soulever le vaisseau de son berceau. Les témoins de consommation des motivateurs s’affolèrent un moment, un tonnerre électromagnétique grondait autour du vaisseau. Le décollage antigrav était déjà une première mondiale pour un vaisseau habité. Les essais sans pilote avaient démontré son fonctionnement. Les motivateurs Wajsberg venaient de fournir leur premier effet. En quelques secondes, les deux pilotes purent voir le puits de mine d’où ils émanaient rétrécir, puis la base et le cratère Tycho reculer. L’engin bascula, pour viser une portion d’espace plus vide : le cap était au nadir, sous l’écliptique, de manière à éviter les orbites des planètes et surtout la ceinture d’astéroïdes.

L’accélération phénoménale ne se ressentait pas dans le vaisseau. Tout autour semblait immobile, à l’exception du couple Terre-Lune qui diminuait rapidement de taille.

La théorie sur laquelle se basait la propulsion de ce vaisseau nécessitait pour la précision des calculs d’être aussi éloigné que possible d’objets massifs tels que les étoiles aux points de départ et d’arrivée des « tunnels » créés par les moteurs. Idéalement, les plus puissants calculateurs ne pouvaient pas gérer plus d’un corps massif dans le « voisinage » du vaisseau, et les effets d’une attraction gravitationnelle importante étaient interprétés par les équations comme des vagues de forces pouvant écraser le mobile. Beaucoup de recherche, sans doute de temps, allait être nécessaire pour réussir à entrer ou sortir de l’hyperespace à moins de dix mille secondes lumière d’une étoile telle que Sol, soit vingt fois la distance Terre-Sol, plus loin que l’orbite moyenne d’Uranus. A la vitesse que pouvait atteindre ce vaisseau, le dixième de celle de la lumière, cela prit trente heures après les quinze minutes initiales d’accélération.

Pendant cette longue phase sans événement, les deux pilotes n’avaient rien de mieux à faire que de monter leur veille sur des instruments, en espérant qu’aucune comète ou caillou non signalé n’allait leur barrer la route, leur vitesse ahurissante ne permettant aucune manœuvre d’urgence.

La routine s’installa rapidement. Seule la puissance déclinante des signaux émis depuis la Terre révélait leur éloignement croissant. Sol lui-même n’était plus qu’un point dans le ciel, seulement plus brillant que les autres. Bien plus brillant encore. Les trente heures étaient écoulées, l’un des paris de l’expédition était gagné. C’est alors que les ordinateurs entrèrent en phase de calcul intense. En dépit de toute la préparation, des mesures effectuées localement changeaient des pans entiers d’équations, et modifiaient sensiblement les données envoyées aux moteurs du vaisseau.

Cela faisait déjà plusieurs heures que ni John ni Chrome n’avaient daigné s’accorder de sommeil. Leurs organismes hyperactifs n’en auraient pas eu besoin, et leur excitation les gagnait trop pour cela. Ils suivaient les phases de calcul une par une, et reportaient les résultats sur leurs propres instruments.

Au feu vert donné par les calculateurs, John lança la commande. La centrale à fusion et les accumulateurs déversèrent toute leur puissance, des quantités phénoménales d’énergie électrique dans les motivateurs. Rien ne le montrait dans le visuel, tous les points de repère étant trop éloignés pour permettre de visualiser un quelconque changement hormis le couinement des moteurs, mais le vaisseau accélérait à un rythme invraisemblable, que seuls les instruments des pilotes pouvaient mesurer. Si une infime partie de cette accélération avait été répercutée dans le vaisseau, ils auraient été instantanément écrasés sur la paroi arrière, réduits à une purée informe, pour autant que cette paroi eût conservé sa structure.

Mais la nature des forces en jeu était telle qu’ils pouvaient se contenter d’égrener, surtout pour eux même car tous deux lisaient les même choses : « 21,  22, 23, …. », et un peu plus tard « 96.. 97… 98… 99… Vitesse lumière ». A ce moment, l’espace disparut. Seuls leurs instruments et la cabine étaient encore visibles. La verrière ne montrait plus que le néant, le noir absolu.

Chrome fit une vérification rapide.

  • Pas de radiation, rien entre les ondes kilométriques et l’infrarouge, rien dans le visible, rien en ultraviolet jusqu’aux rayons cosmiques. Des traces d’interaction gravitationnelle.
  • Nous sommes entrés dans un grand néant; là encore la théorie était correcte. Le vieux professeur avait les clés de l’univers. Des univers, ou des dimensions. Difficile d’avoir plus juste sur une série d’équations, et Frankie ne nous a rien caché.

Le jeune prodige avait été l’âme en même temps que le concepteur principal des propulseurs du vaisseau. Lui pouvait se targuer d’être l’inventeur des procédés de gravitation artificielle, de contragravité, de propulsion transluminique, et maintenant de l’hyperluminique. Le « vieux professeur » avait découvert et dévoilé ces principes dans ces treize équations qui avaient tant coûté à ramener.

Dès le moment de la plongée, un minuteur était apparu dans les instruments à la place d’un nombre certain d’entre eux dont l’inutilité venait d’être prouvée.  Il indiquait un peu plus de six heures restantes.

  • Tu crois que tu peux dormir dans ces circonstances ? Dit Chrome.
  • Pas question ! Je ne vais pas dormir pendant une première mondiale… Ou humaine ?
  • Euh, pareil. Alors on est bien partis pour se tourner les pouces pendant 6 heures. En surveillant des instruments qui marchent bien sans qu’on intervienne. Mais est-ce que je t’avais parlé de l’affaire des gladiateurs ?

Et c’est ainsi que les deux amis passèrent, en discutant, les longues heures du premier voyage hyper spatial humain.

Les dernières minutes finirent par s’afficher sur l’horloge, dernières minutes passées à effectuer une ultime vérification de l’ensemble des systèmes. Et soudain, au zéro du compte à rebours, les étoiles réapparurent. A première vue, bien peu de choses avaient changé. Quelques configurations d’étoiles les plus proches de Sol s’étaient décalées. Les repères principaux utilisés pour les directions étant lointains, les instruments embarqués n’avaient pas la sensibilité pour déterminer une différence. Il fallut attendre le temps de la double décélération pour pouvoir activer les instruments dans un espace à nouveau « normal ». Toute la propulsion avait été coupée, et la cabine se trouvait en apesanteur. John éjecta le drone, un module de mesure télémétrique, qui était aussi une radio balise destinée à marquer le point d’arrivée du premier vol extra système. Point qui allait éternellement dériver à la vitesse intrinsèque de Sol.

Les étoiles proches étaient suffisamment décalées pour que le déplacement fût mesurable. La distance était bien d’une année lumière, aux limites de précision près. Mais la meilleure confirmation provint de l’antenne radio : depuis plusieurs décennies, la Terre, ou du moins Kepler, émettait un signal pulsé dans une fréquence unique. Elle était en fait la plus importante radiosource de la galaxie dans cette gamme d’ondes. Le signal affaibli dans des proportions importantes était encore perceptible. Et le top d’horloge était du 18 juin 2105.

  • On dirait qu’on a un peu surdosé, dit Chrome. On passe l’année-lumière de 12 jours. Espérons qu’en saisissant la correction sur les ordinateurs on aura plus de précision au retour.
  • On a la procédure pour un éventuel micro-saut. Bon, ce n’est pas qu’on s’ennuie ici, mais ça manque de variété.

Pendant que la centrale rechargeait les accumulateurs, Chrome commandait aux ordinateurs de calculer le trajet de retour. Une tâche qui leur parut interminable. Ce ne fut qu’au bout de trois heures que le voyant passa au vert sur le tableau de bord virtuel.

  • Pas trop tôt, s’exclama Chrome, je crois qu’on n’a pas fini de construire des supercalculateurs pour ce genre d’usages. En tous cas, on nous annonce une réduction de deux pour-cent de l’énergie consommée.  Pas critique sur notre masse, mais pour les vaisseaux…  Activation de la séquence retour.

Les moteurs flashèrent un moment, pendant l’activation du mode de déplacement infraluminique. Aucune distance particulière n’étant à parcourir, la fantastique accélération vers la vitesse de la lumière reprit. Seuls les chiffres qui défilaient sur les jauges des instruments montraient la violence des forces impliquées. Enfin, les écrans passèrent au noir, sans transition.

  • Peu de corrections dynamiques, annonça John.

De fait, le retour se déroula sans incident, comme l’aller, le vaisseau émergea à moins de vingt secondes-lumière de son point d’entrée initial. De là, il leur fallut à nouveau trente heures de voyage en direction de la Terre, pour passer sous l’ombre de la Lune par rapport à Kepler. La maniabilité de l’engin à l’approche de la Lune était discutable, mais John le maintint au-dessus du puits de mine avant que Chrome ne lance le communicateur laser.

  • Activez la séquence finale, annonça la voix de Murdock. On vous envoie l’ascenseur.

Alors que John coupait les  générateurs après que le vaisseau ait touché doucement le berceau, Chrome trouva étrange le manque de réponse à son « L’aigle s’est posé. » De fait, le petit nombre de personnes dans le hangar, en regard de la petite foule qui avait assisté à l’envol, était préoccupant. John avait activé ses cyber réflexes, et Chrome était sur le qui-vive, prête à bondir.

Frankie, qui était présent, connaissait cette attitude.

  • Relax ! Pas de menace immédiate, mais on a un problème.

Chapitre 2 – Mort suspecte

  • Andrea Carletti a été tuée cette nuit. On a des raisons de penser qu’elle a été torturée, dit Murdock.

Les deux cyborgs connaissaient bien Carletti. Une des doyennes du projet, elle avait été parmi les premiers membres de Telemark. Elle dirigeait une partie de la production robotique secrète, et beaucoup des gens la considéraient comme une grand-tante, une parente qui avait toujours été présente pour aider ceux qui en avaient besoin. Pour certains, elle était l’âme de Telemark. Le choc était rude.

Frankie saisit sans un mot le bloc mémoire contenant les enregistreurs de vol, et partit à grands pas vers la sortie, en maugréant qu’il ne fallait pas perdre une minute pour réaliser ces étalonnages.

Le bloc de petits appartements de mineurs avait une salle commune. C’est là qu’avait été installée la vieille dame, et de nombreuses personnes venaient lui rendre un dernier hommage. Chrome reconnut quelques clandestins, mais ce n’était ni le lieu ni le moment pour les gardes de la sécurité d’effectuer un contrôle. Le cadavre avait été préparé avec soins, et semblait reposer paisiblement. Paisiblement n’était vraiment pas le mot approprié se dit Chrome, qui avait lu le rapport d’analyse préliminaire. Elle avait été « traitée » avec des chocs électriques, jusqu’à sans doute que son cœur défaille. Une tentative de la réanimer par massage cardiaque, sans nul doute par ses ravisseurs, lui avait brisé trois côtes. Elle n’avait probablement pas parlé, avait dit Murdock.

Le minuscule appartement était encore gardé par deux mineurs, qui empêchaient toute approche. Reconnaissant Chrome, ils s’écartèrent.

  • Le médecin est encore à l’intérieur dit l’un des mineurs, en réalité un ancien biochimiste de PharLabs.

Chrome recevait les données sur le mineur. « Sandra Malone. Non bigote. »  C’était le terme pour désigner les personnes étrangères à l’organisation Telemark, et qui donc ne connaissaient rien à ce qui se passait réellement sur la Lune[1]. Chrome interrogea la base. Le profil du médecin était clair, une personne qui pourrait sans doute être recrutée.

La jeune médecin réagit vivement à l’entrée de Chrome.

  • Faites attention, on recherche des indices ici.

La jeune femme était visiblement très énervée.

  • Vous arrivez comme de la police, or il n’y a pas de police, et la sécurité s’en fiche. Ils ont dit que les affaires internes entre mineurs ne les concernaient pas.
  • Que faites-vous là docteur ?
  • Je suis venue pour essayer de comprendre. Ou pour coincer ceux qui ont fait ça. Torturer une femme septuagénaire, il faut être des brutes.
  • Vous êtes affirmative sur la torture ?
  • Oui, avec un bâton à impulsions, probablement modifié. Ça laisse des marques caractéristiques. On perd le contrôle. Là elle s’est souillée, dit-elle, désignant une marque humide sur le lit.
  • Et elle a frappé là, avec sa main, quand elle a eu sa crise finale; si on analyse cette trace, on y trouvera des morceaux d’ongles. Elle a un ongle cassé.

Elle désigna une trace dans le dossier en plastique du lit.

  • L’un des tortionnaires se tenait ici, il a paniqué à ce moment, et tenté de la ranimer avec un massage cardiaque. Il a frotté sur le lit ici, avec sa jambe, en passant sur elle. Ca a laissé des traces de vernis, il portait un scaphandre. On pourra analyser pour confirmer. Ils devaient être deux, au moins.
  • Pourquoi ?
  • La chaise a été posée de l’autre côté du lit. L’un des hommes s’y est assis.  Il devait poser les questions. L’autre s’occupait d’elle.
  • Et comment est-elle morte ?
  • Infarctus, comme on dit communément. Déjà répertorié avec des bâtons à impulsions, surtout le modèle modifié. Et le sujet était assez âgé, fragile. Le séjour  sur la Lune a fragilisé son corps, elle n’aurait pas pu rentrer sur Terre.
  • Et après ?
  • Celui qui la torturait lui a brisé trois côtes avec son massage cardiaque. Il a poussé fort, trop fort. Un athlète de bonne taille, ou un cyber. Ils ont vite vu qu’il était trop tard. Elle avait vomi du sang, le gars en avait sous la semelle. La trace est trop petite pour estimer sa pointure, par contre…
  • Oui ?
  • Il n’est pas sur la Lune depuis longtemps. Ces pas sont trop rapprochés. Après la mort de leur victime, ils n’ont pas traîné. Pas de fouille dans l’appartement, ils ne devaient pas compter dessus. Toutes les affaires de la victime sont ici. Le tortionnaire a fait trois pas dans l’appartement, vers la sortie. Et cinq qui ont laissé des traces biologiques dehors. S’il y en a eu d’autres, elles ont été effacées par les passages.
  • Beau travail docteur. Vous avez été dans une unité de police criminelle ?
  • J’ai travaillé dans une unité MVH. Pas dans ma meilleure période. Mais des choses sont restées. Sinon, expliquez-moi…
  • Quoi donc ?
  • Je ne sais pas ce qui se trame ici. Il y a des gens qui savent, et des gens qui ne savent pas. La victime savait. Vous, vous savez. Et je pense que ces brutes voulaient savoir. Ils vont recommencer. Je n’ai pas besoin d’être voyante pour comprendre que ces gars devaient travailler pour la compagnie. En opération noire. Ça ne me les rend pas sympathiques. Je connaissais un peu la victime, elle était dans ma clientèle. Pas du tout le profil d’une criminelle, elle dégageait quelque-chose comme du charisme, de la bonté. C’est rare aujourd’hui.  Alors si je peux faire quelque-chose pour aider, je le ferai pour elle.
  • Je vous remercie sincèrement, répondit Chrome, j’aurai sans doute besoin de vous bientôt, faites un rapport pour vos observations et vos conclusions, rien de formel tant que c’est lisible. Si vous pensez qu’une analyse de quelconque type peut vous aider, appelez-moi au 32-662.
  • Simplement les caméras du couloir, mais ça je suppose que c’est votre domaine. Bonne chance.

Pendant que le médecin continuait à inspecter la chambre, Chrome retourna vers la salle commune. Un homme faisait un peu le vide autour de lui, et les gens se taisaient. L’homme, un Noir de taille et de carrure imposantes, portait l’uniforme de la sécurité MVH. Chrome connaissait son dossier : Ngoro Siengo, arrivé sur la base depuis six mois, un dossier propre retracé depuis son recrutement à Kinshasa. Il se tenait devant le corps exposé, l’air un peu gauche, visiblement ému. Il porta le dos de sa main à ses lèvres, et caressa doucement la joue froide de la vieille femme en murmurant quelque-chose.

  • Au-revoir Grand-mère, put lire Chrome.

Elle appela immédiatement John.

  • Trouve-moi  les données sur le garde Siengo, il avait semble-t-il  une relation privilégiée avec Andrea, il vient de lui faire des adieux touchants.
  • Déjà fait. Ils étaient  amis, le garde semblait touché qu’une femme de son âge doive encore travailler. Il avait mené sa petite enquête sur elle, qui aurait pu être gênante, mais il cherchait à aider. Puis ils ont fait connaissance, elle le traitait un peu comme un fils, et avait fait un mot élogieux sur lui. Ça dure depuis six mois environ. Par contre, ses recherches initiales auraient pu aiguiller les fouineurs.
  • OK, je l’intercepte. Il devrait nous en dire plus sur l’état d’esprit des gardes.

Chrome suivit le garde, alors qu’il se dirigeait lentement vers les étages inférieurs, où se trouvaient les sas de sortie. L’homme semblait pensif, en proie à de nombreuses questions.

  • Monsieur ?

Siengo se retourna.

  • Que puis-je pour vous madame ?
  • Vous connaissiez Andrea Carletti ?
  • Oui, répondit-il, sa voix mal assurée ayant failli exploser.

Le garde était surchargé d’émotions, visiblement au bord des larmes. Au-delà du bord, remarqua Chrome en imagerie thermique.

  • Nous étions… amis. Ce n’était pas normal qu’une personne de son âge doive encore travailler. Dans les mines en plus.  La place d’une vieille dame est au milieu de ses petits-enfants. Voilà où ça l’a menée.

Il proféra une injure en frappant dans le mur. Le coup aurait ébranlé Chrome, si elle avait été touchée.

  • Mais quand je suis entré dans la pièce, j’ai entendu le mot « meurtre » avant que tout le monde se taise. Dites-moi, a-t-elle été tuée ?
  • Alors je veux tout savoir. Je veux retrouver celui qui a fait ça, la venger si je peux, j’en fais ici le serment solennel devant mes ancêtres.

John suivait la scène au travers de la caméra de surveillance du couloir. Il envoya à Chrome via leurs radios

  • Sincère je parierais. Théâtral, mais sincère.
  • Je parierais aussi. Un homme honnête. Il reste encore des chevaliers, aussi incroyable que cela puisse paraître. Il est avec nous maintenant, aussi sûrement qu’il était loyal en tant qu’agent de la sécurité. J’ai du travail à lui demander.
  • Monsieur Siengo, nous avons des soupçons pour ce meurtre. Mais seuls les enregistrements des caméras que détient la sécurité peuvent nous aider. Vos collègues font la sourde oreille, et leurs questions de procédures leur servent de prétexte pour refuser de nous les communiquer. Vous pensez pouvoir les obtenir ?
  • En quelques heures seulement madame, j’ai un quart qui approche. Quels lieux et quelle heure ?

Elle lui répondit. L’homme qui la quittait avait un pas autrement plus assuré que celui qu’elle avait rejoint. Il savait ce qu’il allait faire, il avait trouvé une cause.

L’ambiance dans la base restait lourde. La consigne transmise à toutes les personnes impliquées était de ne jamais rester seules, d’être toujours avec deux ou trois personnes connues, d’utiliser des verrous manuels pour son appartement, et de ne pas y entrer sans avoir vérifié la présence d’intrus.

De fait, les gens se déplaçaient en petits groupes, certains avaient commencé à monter leurs minuscules appartements en dortoirs communs. Les agents de la sécurité, sentant une ambiance hostile, ne pénétraient plus dans les grands bâtiments et se contentaient des rondes réglementaires autour de la base.

Chapitre 3 – Lignes de communication

Au soir, Sandra Malone partit présenter son rapport. Elle fut surprise d’être accueillie dans un « local syndical », et plus encore de l’équipement de haute technologie de ce local, les écrans omniprésents, majoritairement éteints à ce moment, les équipements de communication, et surtout l’holoprojecteur central. Elle repéra également la cloison amovible, qui devait donner directement sur le réfectoire principal, transformant l’ensemble en un centre de conférence ou salle pour une cellule de crise à l’échelle d’une nation majeure.

  • Mamma mia, c’est quoi cette salle ? On se croirait dans ces vidéos pré-corpo, où le président des USA gère sa cellule de crise.
  • Vous n’en êtes pas loin, répondit Murdock. Après ce qui s’est passé il devient nécessaire de vous mettre dans la confidence. Nous avons un problème de sécurité critique, et nous devons retrouver les coupables de ce meurtre. Ils pourraient s’en prendre à d’autres personnes, même à vous maintenant qu’ils peuvent vous croire impliquée.
  • Navrée. Nous ne sommes pas de simples…

Une sonnerie l’interrompit, un appel prioritaire était envoyé. Sans attendre, elle accepta la communication.

  • Ici Asimov 7-9 madame, deux humains inconnus viennent de pénétrer dans le périmètre B2 et observent notre travail.

Murdock blêmit. Toutes ces années de travail et de secret venaient d’être anéanties, à moins que…

  • Miss Malone, je vous promets des explications. John, Cherry, interceptez-les. Passez par le sas à véhicules, débrouillez-vous au passage pour que l’antenne principale ait un problème. Je charge une équipe  de s’occuper des relais des autres antennes.
  • Alors je vous suis, dit le docteur à John. J’ai mes licences EVA classes III et IV.

Chrome lui répondit, en commençant à courir.

  • Dans ce cas prenez une Gazelle, et retrouvons-nous au tarmac C, vous allez avoir besoin de ce temps pour passer un scaphandre, et nous pour décaler l’antenne. Murdock faites lui envoyer les autorisations.

Aussi vite qu’elle le put, Malone courut dans le complexe, et passa un scaphandre avant d’entrer dans le hangar. « Urgence ! » se disait-elle, sans pouvoir comprendre la situation, tout en admettant sa gravité. Ayant revêtu le scaphandre, elle passa le sas. Dans le hangar sous vide, un buggy venait d’être activé, et clignotait des phares pour se signaler. « Efficaces ! » s’écria-t-elle, admirative devant la rapidité d’action de ses partenaires, au moment où elle montait dans le véhicule. Celui-ci aurait pu être pressurisé, mais dans le cas courant, c’était contre-productif. Elle actionna les commandes d’ouverture. La porte externe, formant en fait un sas à véhicules, s’ouvrit devant elle. La lumière crue de ses phares dans le vide donnait des ombres nettes et des surfaces violemment éclairées. Elle passa les entrées, pour se diriger vers le tarmac.

Sur le canal technique, une alerte se fit entendre : « Urgence, nous avons perdu l’alignement de l’antenne principale. Relai de communication en cours. »  Puis « Avaries aux antennes secondaires. Routage défectueux. »

Le buggy s’arrêta devant deux silhouettes qui s’étaient littéralement matérialisées devant lui. Malone reconnut ses deux partenaires, d’autant plus facilement qu’ils ne portaient pas de scaphandre. Elle activa la radio de son casque. Uniquement dans une gamme d’ondes qui portait à très courte distance, confirmant à Chrome l’habitude qu’avait la jeune femme des protocoles de combat.

  • Alors vous êtes des cyborgs. La classe, on ne se douterait de rien en vous voyant. J’ai le cap sur la mine, on prend quelle entrée ?
  • Pour la B2, passez par le secteur six, on les intercepte s’ils reviennent.

A vive allure, le buggy lunaire  arrivait à mi-chemin de la mine, lorsque le relai radio de l’engin se manifesta. Malone dirigea la sortie en conférence locale.

  • Ici Murdock, les Asimov nous indiquent que les intrus ont quitté la mine dès la coupure des antennes. Vous devriez les repérer bientôt.
  • Négatif, répondit Chrome, il n’y a rien entre ici et l’entrée de la mine. Ils ont dû prendre un autre chemin.
  • Y-a-t-il d’autres antennes relais utilisables dans les environs ? Demanda Malone.

Chrome et Murdock réagirent instantanément

  • L’observatoire. Un relai à débit moyen qui transite par des satellites en orbite de Clarke.

Malone avait déjà changé de trajectoire, il n’y avait plus de « route » marquée à cet endroit, mais le terrain restait largement utilisable pour le tous-terrains.

  • Ils auront trois minutes d’avance sur vous, dit Murdock. Pas assez pour activer les relais.

Chapitre 4 – L’observatoire

  • Nous avons essayé de joindre les deux personnes de veille à l’observatoire. Sans résultat, annonça la voix de Murdock.

Chrome appréhendait déjà le pire. Les non-combattants avaient toujours été experts dans l’art de se mettre dans des situations dangereuses, ou de ne pas prendre les précautions pour assurer leur survie. La conjonction annoncée avait dû commencer, et ceux-ci avaient probablement coupé toute communication pour profiter seuls de ce moment.

Le bâtiment de l’observatoire était maintenant proche. La grande fleur tournée vers le ciel était posée à côté d’un petit bâtiment fixe, surmonté lui-même d’antennes. Ce télescope, formé de treize éléments hexagonaux, était le premier d’une série de six qui devaient être installés sur la Lune pour couvrir l’intégralité du ciel en permanence. Les autres sont restés à l’état de projet depuis de longues années.

Sur les ordres de Chrome, Malone fit effectuer au buggy un demi-cercle, loin autour de l’observatoire. John s’éjecta le premier. Sous le regard éberlué de Malone, ses membres s’étaient retournés, changeant de forme, de taille, et ce fut un quadrupède taillé comme un lévrier qui sauta du véhicule et bondit à une vitesse inhumaine en direction des installations, et d’un buggy encore chaud.

Une légère pause à nouveau, après un freinage violent. Cette fois, Chrome roula hors du véhicule, profitant d’un rocher pour se cacher. Malone accéléra pour s’éloigner, au moment où une micro-roquette frappait l’endroit que le buggy venait de quitter. Chrome bondit vers un couvert, pestant contre l’absence d’atmosphère qui la privait de son sonar.

John se retint soudain, son magnétomètre avait capté une impressionnante  charge d’énergie. Il bondit en arrière. Le projectile traversa le mur devant lui, et se fracassa contre le rocher proche, liquéfiant un peu de roche à son impact. L’alarme d’étanchéité d’un des blocs de l’observatoire venait de se déclencher.

Ne pouvant compter sur un couvert contre le fusil Gauss, John entreprit une série de sauts courts et irréguliers pour empêcher une visée ou prédiction de course. Il vit distinctement le deuxième tireur, celui au lance-roquette, quitter un abri pour une meilleure position de tir. Vers lui. Chrome était encore trop loin…

L’explosion désintégra le mur déjà transpercé. Une deuxième explosion suivit, clairement à l’intérieur. John se tourna vers l’origine des missiles. Une automitrailleuse légère de la sécurité venait de tirer en se déplaçant à haute vitesse, mettant hors d’état de nuire le tireur au Gauss.

Une ligne de lumière atteignit le véhicule. Le lance-roquettes l’avait touché. Il poursuivit sur sa lancée, et s’immobilisa  contre un rocher. John vit le tireur ajuster tranquillement son tir avec son arme lourde à la hanche, et une excroissance du rocher voisin le transpercer avant qu’il ait actionné la détente. Le missile se perdit en l’air, Chrome ayant instantanément doublé son jet de cybercobra d’une projection.

  • Un de chute, lança Chrome sur la radio.
  • Et de deux, vaporisé par le Frelon, répondit John, tout en bondissant vers l’automitrailleuse. Celle-ci était en train de s’ouvrir, et une grande silhouette  en jaillit, de toute la vitesse dont elle était capable.
  • Zone sécurisée M. Siengo, dit Chrome sur le canal de la Sécurité, ce qui eut pour effet que l’homme se redressât, et avança au trot vers l’observatoire.
  • Je dois passer le sas, j’ai une probable perte d’étanchéité dans la jambe droite. La conversation était passée sur la gamme d’onde des communications à courte distance.
  • Comment nous avez-vous retrouvés ?
  • Ce sont eux que j’ai retrouvés. Je me suis introduit dans les enregistrements des caméras de sécurité. J’ai remonté le trajet des suspects qui sont entrés dans le couloir. Ils étaient en scaphandre, mais je les connaissais. Ils sont arrivés il y a trois jours, officiellement dans nos effectifs, mais se sont immédiatement mis à part, et même le commandant leur parlait comme à des supérieurs.  Franchement pas des gens sympathiques par ailleurs, je ne suis pas surpris de leur véritable travail. Quand j’ai vu qui ils étaient, j’ai fait une recherche sur leurs réquisitions. Ils avaient pris un buggy, qui n’était pas à la base. J’ai actionné son transpondeur, et vu qu’il se dirigeait vers l’observatoire en provenance de la mine. Là j’ai sauté dans le Frelon de réserve, et foncé sur sa position. A temps pour intervenir.
  • On vous en doit une, dit John.
  • Un partout, ils n’ont pas doublé le tir.

Les trois entrèrent dans le sas de l’observatoire, et de là dans la pièce principale de la partie qui n’avait pas été condamnée par l’explosion d’une paroi. Deux cadavres s’y trouvaient, fraîchement tués, chacun d’une balle dans le front.

John neutralisa l’alerte d’intégrité. Une autre alerte, plus ténue, la remplaça, en provenance des instruments de l’observatoire.

Sandra Malone entra à son tour dans la salle. Un bref regard lui confirma qu’elle ne pouvait plus rien pour les deux victimes.

  • Détection d’un corps planétaire. Distance estimée 520 SL de l’étoile G4.

Les deux compagnons comprirent que la conjonction pour laquelle ils avaient préparé le télescope avait commencé.

  • Acquisition. Verrouillage.

L’IA de l’observatoire, inconsciente de la disparition brutale de ses opérateurs, suivait son programme.

  • Verrouillage terminé. Début de poursuite. Poursuite activée. Amplification en cours. Déconvolution activée.

A ce moment, sur les deux écrans principaux, une forme sombre et floue apparut, puis devint de plus en plus claire et nette, bien que distordue, sur un fond d’étoiles à l’aspect étrange. L’objet céleste ressemblait à une boule blanche, comme couverte de coton.

  • Objet en cours d’enregistrement. Veuillez définir un identifiant.
  • « Serenity » annonça Chrome, en enclenchant la transmission vers la base.
  • « Serenity » enregistré.  Données d’analyse spectroscopique en cours.

D’autres écrans s’activèrent, montrant des tourbillons de raies spectrales.

– Corrections relativistes effectuées. Analyse préliminaire : Molécule Azote 2 en phase gazeuse à 290 K. Molécule Oxygène 2 en phase gazeuse à 290 K. Molécule Oxygène 3 en phase gazeuse à 250 K. Molécule H2O en phase liquide à 290 K. Oxyde de silicium en phase solide à 302 K. Ion Sodium à 290 K. Ion Chlorure à 290 K. Ion Potassium à 290 K. Molécule H2O en phase solide à 270 K. Molécule H2O en phase liquide à 273 K.

La litanie continuait, albédo, énergie incidente, graphe des températures, des centaines d’observations sur un monde lointain, visible grâce à l’effet de loupe créé par une étoile morte et dense qui s’interposait entre les deux mondes. John écoutait, stupéfait – « On dirait la Terre.  », dit-il.

Ngoro Sengo avait retiré son scaphandre. Puis les signes distinctifs de son uniforme, avant de s’emparer d’un autre scaphandre. Alarmée par son attitude,  Chrome porta ses sens vers lui. L’homme pleurait.

Chapitre 5 – Réunion

Le réfectoire principal, organisé en salle de conférences était bondé. Toutes les places étaient occupées, des bancs supplémentaires avaient remplacé les tables, et beaucoup de gens étaient debout ou assis par terre. Personnel de la mine, scientifiques clandestins, et personnes inconscientes du rôle tenu jusque-là par la base étaient rassemblées pêle-mêle. Des projections d’écrans sur les murs alternaient des images d’autres salles également bondées, des bureaux où tout le personnel était présent.

Seuls, les agents de la Sécurité Intérieure MVH manquaient : leur chef, jugeant la situation délicate, préférait éviter les provocations et avait maintenu tous ses agents dans leur blockhaus. Une suggestion des « syndicalistes » avait réglé ce problème.

Jennifer Murdock, au pupitre, prit alors la parole.

  • A ceux qui ne me connaissent pas,  ou qui me connaissent sous le nom de Eva Nollan, je me nomme en réalité Jennifer Murdock, dans le passé j’étais chef du département de recherche énergétique de KPM. Un nombre important des personnes que vous connaissez ici comme mineurs sont des scientifiques qui ont choisi l’exil plutôt que la servitude aux intérêts des mégacorps et de leurs actionnaires. Nous avions un projet qui vous semblerait démentiel.

Un murmure se fit entendre dans la salle, et en écho dans toutes les salles représentées.

  • Mais pour commencer, je voudrais présenter nos excuses humbles et collectives à tous ceux d’entre vous, c’est-à-dire environ la moitié des personnes présentes ou à l’écoute, que nous avons tenues dans l’ignorance jusque-là. Nos identités, nos projets, nos découvertes, sont tellement énormes que la moindre fuite en direction de MVH nous aurait amenés à la situation d’aujourd’hui, bien avant que nous y soyons préparés.
  • Tous ceux ici qui connaissent déjà la situation se sont enfuis, d’une manière ou d’une autre, de laboratoires ou de projets scientifiques ou technologiques importants des mégacorps. En lieu et place de mineurs, la base Tycho abrite en ce moment quarante mille évadés, rebelles au régime des corporations. Des percées scientifiques cruciales réussies avant nos évasions ou par notre synergie nous ont permis de concrétiser notre projet.

Les projections montrèrent des images des Asimov dans les mines, aux ateliers, de l’Aigle atterrissant après son périple, des détails de machines étranges.

  • Jusque-là, nous sommes parvenus à cacher à MVH et à l’essentiel des gens de cette base que nous ne sommes pas de véritables mineurs. En réalité, les mines sont exploitées par des robots de notre invention. Permettez-moi de vous présenter Asimov 7-9.

L’assistance incrédule vit alors arriver de derrière le rideau, un engin chenillé, d’un mètre de diamètre pour un peu plus de trois de long, muni d’une dizaine d’outils sur autant d’appendices articulés.

  • Asimov 7-9 au rapport professeur. La production de la mine est actuellement arrêtée et les Asimov sont en maintenance et reconditionnement.

Murdock reprit la parole.

  • Nous avons nommé ces automates munis d’intelligences artificielles du nom d’un écrivain du XX° siècle, qui avait défini ce qu’il appela les lois de la robotique, et que nous avons décidé de reconduire de par la simplicité de leur logique et de leur énoncé. Ces robots ne porteront pas atteinte à des êtres humains et leur obéiront. Nous avons sur Terre des exemples d’intelligences artificielles bien plus dangereuses. Cet exemplaire est de la septième génération, il s’agit du meilleur ouvrier minier que l’on puisse avoir de nos jours.
  • La présentation des Asimov n’est pas le sujet principal de cette réunion, et de loin. Nous sommes en danger mortel. MVH a découvert nos agissements, et doit en ce moment même se tenir prêt à nous envoyer des troupes de choc. Nous ne pouvons pas nous défendre contre elles.
  • Je vais laisser la parole à monsieur Moretton, je reçois à l’instant une communication d’un allié sur Terre.

Frankie, que peu de gens connaissaient sous ce nom, déplaça sa silhouette maladroite et dégingandée jusqu’au pupitre, et entama son discours.

  • Le professeur Murdock vous a parlé de nos soucis actuels. Or, depuis plusieurs années, nous avions travaillé ensemble sur une solution, et d’un don à effectuer à l’humanité entière.
  • J’ai entendu un certain nombre de plaisanteries sur les nouveaux recycleurs d’air. Je suis d’accord avec vous : en tant que recycleurs, ils sont ridicules. En réalité, ce sont des moteurs spatiaux. La propulsion par effet Wajsberg peut porter nos bâtiments à une vitesse très supérieure à celle de la lumière. Notre vol d’essai est revenu il y a deux jours, après avoir capté un signal datant d’une année.

Un murmure mi- impressionné, mi- incrédule se fit entendre.

  • Oui, il a effectué un voyage aller-retour d’une année lumière en quelques heures, avec deux personnes à bord. La totalité de l’opération a duré soixante-douze heures, l’essentiel étant passé à s’éloigner et s’approcher du système solaire à dix pour cent de la vitesse lumière.
  • Nous avons des vaisseaux, nos propres bâtiments de vie. Nous avons également une destination. Par hasard, nous avons trouvé une planète lointaine, située dans la zone vivable d’un soleil qui ressemble au nôtre. Le système est à dix mille années lumières, suffisamment loin pour que les Corporations ne nous retrouvent pas avant des dizaines de générations. Serenity a de l’air, de l’eau, des mers salées, du sable chaud, et des nuits fraîches. Aucun signe d’émission hertzienne ou d’évidence de civilisation il y a dix mille ans. Pour y aller, il nous faudra cinq années. Cinq années à vivre comme aujourd’hui, mais en étant responsables de nos destinées.

Pendant que la salle explosait en commentaires passionnés, il ajouta hors micro, audible seulement de ceux qui étaient assez près de lui pour l’entendre, « et cinq ans, c’est une bonne durée pour une mission spatiale. To boldly go where no man has gone, before.[2] »

Murdock reprit la parole.

  • J’ai de nouvelles informations. Le temps nous est compté, bien plus que nous ne le supposions. Le « Président Tokihiro » est actuellement en ravitaillement sur Kepler, il pourrait être ici en huit jours, trois s’ils brûlent le carburant de retour. Le Mifuri est lui en orbite terrestre, en mission d’école de commandos spatiaux sur la station spatiale. Lui pourrait arriver en deux jours avec 50 commandos à bord.
  • Je ne peux plus que vous proposer un vote : oui nous quittons la Lune ensemble, et nous tentons l’aventure des étoiles. Non, et nous restons nous livrer aux forces de MVH. Il ne reste pas d’alternative, nous ne pouvons pas nous battre contre les commandos corporatistes. Nos robots ne peuvent pas attaquer des êtres humains.
  • Si nous partons, ceux qui désirent rester pourront séjourner dans les structures fixes en attendant que MVH les secoure. Le vote est lancé, utilisez vos clés d’identification. Nous avons une heure, MVH ne nous laissera pas plus de temps. »

L’écran principal de la pièce changea, pour refléter l’état du vote. La salle était en ébullition, mais aucune hostilité ne se faisait sentir. Toutes les personnes présentes avaient subi la rigueur des financiers de MVH, leurs exigences de rendement, les restrictions sur les approvisionnements. Le simple fait que le prochain convoi allait débarquer des militaires plutôt que du ravitaillement suffisait à provoquer le sentiment de révolte. Une vague de fond passa dans la foule présente, comme celle réunie dans les autres salles. L’affichage bougea, très vite.

Les personnes concernées par Telemark avaient déjà fait leur choix. Leurs compagnons « non bigots » les suivirent. La barre verte monta rapidement, la rouge stagnait à peu d’unités.  Il ne fallut que huit minutes pour que le seuil des soixante pour cent fût dépassé, alors que plus de trente-huit pour cent des votes n’avaient pas encore été émis. A ce moment-là, Murdock, la voix brisée, émit, en direction de l’enregistreur.

  • Nous sommes le 30 juin 2106. Il est 17h03 UTC. La base lunaire de Tycho vient de voter son indépendance.

Sans plus attendre, elle se tourna vers John et Chrome, qui avaient été parmi les premiers à voter.

  • Les membres de la sécurité sont toujours dans leur bunker. On va devoir improviser pour qu’ils n’en sortent pas ces trois prochains jours.

Ngoro Siengo, seul membre de la sécurité présent, avait assisté muet et incrédule à tout ce qui s’était passé. Il réagit.

  • Facile madame. Notre blockhaus a seulement deux entrées, une pour le personnel avec un sas, et l’autre est le hangar des véhicules qui n’est pas pressurisé, les sas sont à l’intérieur. Il n’y a pas besoin d’armes militaires pour les bloquer, pointez une dizaine de lasers de minage sur chaque sortie et personne ne cherchera à passer. En fait, ça donnera à chacun une raison pour ne pas sortir. Et nous avons – ils ont – six mois de vivres à l’intérieur.
  • Alors je vous envoie une équipe de volontaires, vous allez les tenir en respect jusqu’à notre départ. Vous voulez faire le voyage ?
  • Oui madame. C’est… inattendu, mais votre cause est la mienne.

Chapitre 6 – Envol

Les deux journées qui suivirent furent particulièrement chargées pour beaucoup. Le déménagement de l’ensemble des équipements transportables, dont les centrales à fusion et plusieurs des ateliers techniques occupait les personnes compétentes à temps plein.

Les observatoires panoramiques des bâtiments furent convertis en postes de pilotage. Des tonnes de consoles et d’instruments remplacèrent les espaces d’agrément et les parterres. Tous les meubles des bâtiments furent fixés au sol, tous les objets enfermés dans des tiroirs, eux même verrouillés pour ne pas s’ouvrir sous un choc.

La plupart des personnes découvraient les Asimov. Ces machines intelligentes s’activaient, efficaces, à de nombreuses tâches pénibles et répétitives, leurs outils ayant été remplacés pour la circonstance. Suite à quelques heurts sans gravité avec des personnes pressées, les Asimov avaient eux-mêmes conçu et réalisé des harnais antichoc qu’ils revêtaient. Les concepteurs IA étaient aux anges.

Pendant que le radar suivait l’approche rapide des deux vaisseaux de MVH, même les personnes les moins qualifiées s’activaient. Après un bref débat, quelques administratifs occupèrent du temps à peindre des noms sur les trois bâtiments : Santa Maria, Niña, Pinta.  Les futurs exilés partaient conquérir un nouveau monde.

Les volets annexes du projet furent dévoilés à tous : la majorité de la culture connue de la Terre avait été dupliquée, toutes les bibliothèques numérisées étaient accessibles, les musées étaient accessibles en réalité virtuelle, les archives des journaux étaient présentes. Nul n’osait se l’avouer, mais tout le monde avait à l’esprit que si la Terre, du moins sa civilisation, se détruisait, une copie était disponible. Les expatriés ne perdraient pas leurs racines, leur culture. Les fugitifs avaient aussi un cadeau pour l’humanité, qu’ils nommaient le Legs d’Alembert.

Comme prévu par Ngoro, les gardes ne posèrent pas de problème. Certains d’entre eux furent autorisés à sortir pour rejoindre l’expédition, mais aucun détail ne leur fut expliqué avant qu’ils soient à l’écart de ceux qui restaient.

John et Chrome furent occupés à temps plein. Le démontage de l’observatoire fut leur activité principale, car les grands miroirs hexagonaux sur leurs montures  étaient une ressource dont Frankie ne voulait pas se passer.

Après un temps apprécié diversement par l’ensemble des partants, le signal fut donné. Le 2 juillet, à 15h20 UTC, le radar embarqué donnait le Président  Tokihiro à deux heures de l’orbite. Chacun rejoignit son poste ou ses quartiers dans son bâtiment.

La première phase fut de déclencher les verrous explosifs. Sur les tableaux de bord, les feux passèrent au vert mais les bâtiments, maintenus au sol par leur énorme masse et la gravité de la Lune, ne bougèrent pas d’un cheveu.

Le contrôle de départ parut interminable  à tous. Les dispositifs étaient activés  un par un après une pénible série de vérifications. Quelques sueurs froides coulaient à chaque délai entre ordre et confirmation. Dans la salle de commande de chaque bâtiment, les voyants passaient au vert, lentement mais inexorablement. La tension était palpable, et les litanies de contrôles se déroulaient dans un silence sépulcral. Les centrales à fusion furent activées, mettant des énergies insensées à la disposition des motivateurs Wajsberg.

Quand le dernier contrôle fut positif, Murdock annonça sur le canal général
« – Niña prête au décollage, nous y allons. »

De sa console de communications sur la Pinta, Chrome put observer le déplacement de l’énorme masse  dans le flamboiement électromagnétique du champ d’anomalie. A ce moment, toutes les tensions accumulées par les passagers explosèrent, le cri de joie sembla un coup de tonnerre.

  • Dommage qu’ils n’entendent pas ça sur les vaisseaux « de secours », dit John. »

Murdock reprit la parole sur le canal général, elle se frottait le coude.

  • Décollage nominal, pensez à activer la gravitation artificielle immédiatement, ce foutu machin fonctionne à plein !

Frankie réagit immédiatement et saisit quelques lignes de code sur son pupitre.

  • Santa Maria, à vous ! Utilisez la séquence que je vous envoie.

A son tour, le deuxième vaisseau s’éloigna de la surface de la Lune.

  • Décollage nominal, annonça Marski. A vous, Pinta.

John était aux commandes. Contrairement aux autres, il pilotait entièrement en mode manuel, et au moment où la gravité disparut, il actionna la commande de génération du champ. En douceur, la gravité de la Lune fut rétablie dans le vaisseau.

En dessous, la base Tycho, défigurée par la disparition soudaine de ses trois plus gros bâtiments, s’éloignait de plus en plus.

  • Ou en est l’émission de la clé de lecture de d’Alembert ? demanda Frankie.
  • Nous avons confirmation de l’envoi de la clé, répondit Chrome. Le message est passé avec les dernières notes en complément.
  • Alors, donnez-moi la ligne, j’ai  un hommage à rendre à un vieux professeur.

Il activa une commande sur sa console.

  • Ici mission Exodus, nous quittons la Terre définitivement.
  • Bon, on a grillé ce hack, mais je pense qu’on n’en aura plus besoin. En tous cas, tout le monde sur Terre a reçu le message. Ils risquent de s’interroger un moment sur son sens, dit Chrome.
  • Alors, reprit Frankie, en avant distorsion neuf, monsieur Sulu. Cap sur Europe.

John, qui connaissait bien les références de Frankie, s’exécuta. Dans la verrière de l’observatoire panoramique transformé en cabine de pilotage, et alors que la vitesse du vaisseau devenait une fraction significative de celle de la lumière, l’image du couple Terre-Lune se perdait dans l’infini.

[1] Hérité de l’appellation des détenteurs du secret du débarquement en Normandie, l’opération Overlord.

[2] Frankie est un fanatique de Star Trek.