La nuit était glaciale, en raison surtout du brouillard givrant qui gelait les rares piétons jusqu’aux os. Il émanait de la Vilaine, comme le souffle d’une créature fantastique. La lumière orangée des lampadaires et les ampoules multicolores de l’éclairage de fêtes se diffusaient aléatoirement, donnant aux voies un halo surnaturel. La rue du Chapitre entière était perdue dans ce brouillard, et l’effet d’atténuation des sons put expliquer mon manque de réaction initial.

Depuis un moment pourtant, je ressentais comme un malaise, l’impression que quelque-chose était déplacé, sans pouvoir réellement saisir de quoi il s’agissait. Puis cela me parut plus clair : l’aboiement de ce chien dans la cité endormie retentissait comme un macabre roulement de tambour. A l’intensité je ressentais que ce chien devait être proche, mais l’environnement, l’inhabituelle réverbération, me rendaient sa localisation difficile.

J’approchai d’un grand porche, l’une de ces grandes portes empreintes d’une antiquité inchiffrable, et qui donnent sur une cour intérieure.

M’approchant, et écoutant au porche, je saisis distinctement une voix de femme. « Non, oh non ! Épargnez-moi, grâce ! À l’aide bonnes gens, à l’aide ! » L’appel était si proche, et les hurlements du chien venaient du même endroit. Je poussai la lourde porte de bois, noircie par les ans. Elle était ouverte, mais le frottement sur le sol pavé la rendait difficile à déplacer.

À ce moment, quelque-chose bougea. Le brouillard semblait avoir délaissé cette cour intérieure, et une faible lueur venait du ciel étrangement dégagé. Je m’étais attendu à voir mon ombre s’étendre devant moi, mais il n’y avait soudain plus de source de lumière dans mon dos. Je vis ce qui se qui se mouvait. La silhouette d’un chien, mais en était-ce bien un ? Les formes, la manière de se tenir, l’appréhension instinctive que je ressentais face à ce fier exemplaire de beauté canine criaient à mon être « C’est un loup ».

Je bravai pourtant ce  sentiment de terreur atavique, pour remarquer que le loup, ou quoi qu’il fût, semblait incapable de se mouvoir. Il s’était arrêté de hurler et me regardait passer en gémissant doucement.

Une forme était terrée dans le coin opposé. Alors que je m’approchais, quelque-chose de sombre, que je ressentis comme visqueux bien que je nous ne fussions pas entrés en contact, fusa près de moi et s’enfuit dans l’obscurité. Je m’approchai de la  forme, indubitablement féminine, emmitouflée dans des vêtements lourds. Elle semblait blessée, voulait se relever. De la voix d’une personne qui venait de pleurer, elle murmura quelque-chose ressemblant à « mille grâces ». Bien que surpris à nouveau par la forme inhabituelle de son langage, je lui tendis une main pour l’aider. Elle la saisit.

Soudain je me crispai. L’horrible sensation à la fois d’une crampe, et d’un contact avec un objet ardent, me frappa au poignet, à l’endroit même où la femme me tenait. Submergé de douleur, je me sentis défaillir. Je n’eus pas conscience de combien de temps s’était écoulé avant que je reprenne mes esprits. Je devais être couché sur le sol de cette cour intérieure plus obscure encore car un nuage noir masquait le ciel, et le chien, ou le loup, comme la fille, avaient disparu. Mon bras pulsait de vagues de douleurs. Je craignis un instant une morsure, ou une brûlure vive, mais le contact de mon autre main ne ressentait aucune sensation humide de sang ou de lymphe. Seulement un relief, une forme que mon doigt indécis ne parvenait pas à discerner.

Cherchant à y voir plus clair, je sortis mon téléphone. Malheureusement, celui-ci resta inerte, en dépit de la certitude que j’avais de l’avoir chargé juste quelques heures auparavant, et de ne pas l’avoir utilisé depuis. Je tentais d’illuminer ma montre. Peine perdue également.

Pestant contre ces artifices peu fiables, je tentai de revenir sur mes pas. Aucune lumière. Celle de la rue n’avait pas reparu. J’avais perdu mes repères dans cette ville que je connaissais finalement assez peu, et entrepris de retrouver mon chemin à tâtons, dans le noir, me heurtant sans cesse à des murs, ou des parois de bois, mais aucune porte que je pusse ouvrir. Un sentiment d’urgence se fit sentir. Je sentais que quelque-chose glissait alentour. Craignant que la chose sombre ne fût revenue pour moi, je devins frénétique, m’écorchant les mains à longer des murs rugueux en marchant aussi vite que j’en étais capable sans me cogner durement.

Enfin j’aperçus une lueur. Me dirigeant à grand peine, je heurtais plusieurs objets de faible hauteur que je ne pris pas la peine d’identifier. Une certaine panique m’avait envahi, à cause de la douleur, de l’obscurité, de ma situation d’errant perdu sans repère en plein milieu d’une ville, et de  la chose qui semblait me chercher. Finalement j’arrivai à la source de cette lueur. Elle filtrait à travers une fente verticale, comme une porte. Je tâtai alentours : une barre d’ouverture, de type anti-panique, se présentait devant moi. Je la poussai, franchis la porte. J’étais à nouveau dans le brouillard, sous la lumière des lampadaires et des guirlandes de fêtes. Je courus, à moitié perdu dans le paysage irréel de cette nuit rennaise. Et finis par me retrouver devant l’entrée de la pension où j’avais loué une chambre.

Quand je me réveillai, j’eus un sursaut. Avais-je rêvé cette nuit phantasmagorique ? La douleur à mon poignet me rappela à une autre réalité. Comment avais-je seulement pu fermer l’œil avec cette sensation cuisante ?

Je regardai enfin mon poignet. L’intérieur de l’avant-bras était marqué comme au fer rouge d’un symbole ressemblant à trois cercles enluminés d’autres cercles et motifs triangulaires. Pourtant, malgré le souvenir que j’avais de la nuit même, cette marque semblait guérie, et déjà ancienne. Je réfléchis un instant. Sherlock Holmes était l’un de mes héros favoris pendant ma prime jeunesse, et lui-même disait que lorsqu’on a éliminé l’impossible, ce qui reste, si absurde soit-il, est forcément la vérité. Or, ce qui restait était que j’avais reçu cette marque depuis déjà plusieurs années, et ne m’en serais pas souvenu. Devais-je douter de moi-même ? Interroger des proches pour leur demander depuis quand me connaissaient-ils cette marque ? Lesquels d’ailleurs ? Ma vie plutôt retirée ne m’offrait pas de contact depuis quelques années.

Renonçant provisoirement à ces perspectives,  Je descendis prendre le petit déjeuner. La température douce à l’intérieur de la maison me permettait de me déplacer en chemise sans manche. Madame Guérin, la logeuse chez qui j’avais pris pension, ne put retenir une exclamation pendant que je me servais à table, et me demanda de quand je tenais cette marque, un symbole breton connu, qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là.

Je ne voulais pas éveiller son attention, et je lui répondis donc que je l’avais fait faire il quelques années auparavant, suite à un pari perdu – et quelque peu stupide. J’avais néanmoins la certitude que si j’avais porté cette marque auparavant, ce Triskel comme elle l’appelait, elle l’aurait sans doute remarqué.

Les choses s’ordonnaient donc. Je devais douter de la nature de ce qui m’était arrivé, non pas de ma raison. Un soulagement dans un sens, mais un mystère plus épais d’un autre. Je décidai de m’en ouvrir à Jérôme François, mon partenaire occasionnel dans mes expéditions, et qui était finalement la cause de ma présence dans cette ville.

Son appartement était situé dans la vieille ville, à peu de distance de la pension où je logeais, également par son entremise. Jérôme, un grand blond coiffé comme un militaire, la mâchoire carrée, ressemblait peu à ce qu’il était en réalité : un photographe d’exception, qui avait voyagé et rapporté des séries remarquables d’endroits où peu d’hommes auraient osé se risquer. Ma présence était liée à notre activité professionnelle. Nous nous étions rapprochés pour préparer en toute quiétude notre prochaine expédition dans une autre zone difficile, et où il aurait fallu activer beaucoup de contacts pour seulement entrer et discuter avec la population locale, à l’insu des organismes officiels de propagande. Nous avions déjà eu plusieurs longues réunions, partagées il était vrai entre les souvenirs des expéditions précédentes et la préparation effective de la suivante.

J’engageai rapidement sur mon problème.

  • Jérôme, j’ai un problème que je ne parviens pas à résoudre. Disons que pour l’instant, il se cantonne à ceci, fis-je, en lui montrant mon bras droit.
  • Bizarre, je ne l’avais jamais remarqué. Joli branding, très net, mais sur la face intérieure du bras c’était probablement dangereux.
  • Et si je te disais que cela date d’hier soir ?
  • Tu plaisantes ? Il faut au moins plusieurs jours pour guérir de ce genre de blessures, sans compter les risques infectieux. On ne plaisante pas avec une brûlure du second degré. Humm, non, tu ne plaisantes pas.
  • Non, il m’est arrivé une aventure des plus étranges. Je revenais du cinéma hier soir, j’avais assisté à la dernière séance. J’ai entendu un chien hurler, et une personne appeler à l’aide. Je suis entré dans une cour intérieure, c’est là que ça se passait. J’ai vu le chien, ou le loup. J’ai vu la femme attaquée par une ombre. Mon arrivée a fait fuir l’ombre. Quand j’ai relevé la femme, à son contact j’ai eu cette marque, qui m’a brûlé comme un fer rouge. Je me suis évanoui, je crois. En me réveillant, je me suis enfui dans le noir, jusqu’à ce que je retrouve l’extérieur et les lumières des rues.
  • As-tu vu l’agresseur ? »
  • Non, juste une ombre, et je n’ai pas eu envie de le poursuivre. Je n’en suis pas sûr, mais je pense que c’était un animal, pas un humain.
  • Et la femme ?
  • Elle s’exprimait bizarrement. Une expression ancienne, mais avec des mots modernes.  Étrange également. Elle était de taille moyenne, c’est tout ce que je peux dire. J’aurais du mal à la reconnaître autrement que par sa voix. Elle paraissait juste… gentille, et terriblement bouleversée. Elle m’a inspiré confiance. Sa détresse m’a touché.
  • Un beau plaidoyer en faveur de la personne qui t’a marqué au fer rouge et abandonné à ton sort.
  • J’ai la conviction qu’il n’y avait aucune mauvaise intention de sa part.
  • Vieil idéaliste ! Cet angélisme te ressemble bien.
  • Nous avons vu le Mal, paré de tous les artifices pour le faire apparaître bon. Nous le poursuivons dans nos expéditions, nous le dénonçons pour la Mémoire et pour l’Histoire. Cette femme ne ressemble pas au Mal.
  • Une femme qui n’est ni Ève ni Lilith ?
  • Vieux misogyne !
  • Et le chien ? Qu’en as-tu vu ?
  • Il était énorme, il m’arrivait presque à la poitrine.
  • Les loups sont plutôt petits.
  • C’est ce qui m’a fait douter. Mais il émanait de lui quelque-chose de si sauvage que je n’ai pu imaginer avoir un chien domestique devant moi. Une telle rage. Et pourtant une grande impuissance, comme s’il avait été pris dans un piège.
  • Et pour le symbole ?
  • Madame Guérin l’appelle un Triskel. Je me souviens vaguement en avoir déjà vu, mais les symboles mystiques ne sont pas mon domaine.
  • C’est exact. Il s’agit d’une représentation des éléments feu, terre, et eau. Certains placent l’air au centre, d’autres l’omettent. Ou bien les symboles des trois mondes : ceux des vivants, des esprits, et des morts. Si je donnais dans le mysticisme, je dirais que tu es entré dans le monde des esprits et que tu en as conservé la marque.
  • Pourquoi pas celui des morts ?
  • Parce qu’on n’en revient pas.
  • J’aurais vu des esprits et non pas des fantômes ?
  • On peut trouver une explication rationnelle à tout, même à l’irrationnel je suppose. À l’exception de ta marque, et c’est ce qui déjoue les explications rationnelles.
  • Il y a quelque-chose d’autre : mon téléphone portable et ma montre. Ils se sont arrêtés, et n’ont pas redémarré depuis. J’ai mis le téléphone en charge, il faudra sans doute que je change la pile de la montre.
  • Intéressante coïncidence.  Tu sais de quoi tu as besoin maintenant ? De te changer les idées. D’un bon repas. Je t’invite, je connais un excellent restaurant, et je dois encore te montrer le parc du Thabor. Il est splendide même en cette fin d’automne.
  • J’ai encore mal au bras, mais tu as raison, changeons de sujet.

Je passai le reste de la journée en compagnie de Jérôme. Nous étions tous deux soucieux, mais ma marque nous accrochait à la réalité. Elle était réelle, bien présente, et me le faisait un peu trop sentir à mon goût. Ce fut sur les conseils de Jérôme que je rentrai tôt et me couchai avec un antalgique. Je dormis d’un sommeil lourd, inconfortable, avec la sensation d’un sentiment d’urgence qui continuait à me poursuivre, une angoisse sourde qui se manifeste lorsqu’on a l’impression d’avoir quelque-chose d’important à faire, mais je me réveillai sans savoir quoi.

La sonnerie de mon téléphone avait probablement interrompu le rêve. C’était Jérôme.

– Gilles, il y a quelque-chose que tu devrais regarder dans l’édition locale du journal. Je te laisse le découvrir.

Je me préparai en hâte, et sortis acheter le journal local. Je me fis violence à attendre et rentrai à la pension pour le lire pendant le petit-déjeuner.

Dans les pages locales, le signalement d’un incident attira immédiatement mon attention : « Une jeune fille protégée d’une agression par son chien.» Je lus à toute vitesse, il y était question d’une patrouille de police qui avait récupéré une jeune fille en état de choc, et dont le chien, blessé, montait la garde à son côté. Les policiers avaient déduit qu’une bande de voyous qui avaient été vus en train d’errer dans cette partie de la ville avaient pu être les auteurs de cette agression. Le chien n’avait pas été facile à amadouer, mais une fois la fille consciente il avait suivi sans broncher. L’article se terminait sur un éloge de nos compagnons et de leur fidélité. Évidemment, l’article ne mentionnait pas l’identité de la jeune fille.

Je rappelai Jérôme aussitôt.

  • Vu ! Tu as le moyen de retrouver la fille ?
  • Oui, je connais le journaliste qui a rédigé l’article. Retrouvons-nous dans un instant à l’entrée des bureaux du journal, nous avons rendez-vous à la cafétéria.

Au siège du journal, je fus présenté à Julien Masson, un jeune journaliste qui était pour le moment dévolu aux faits divers locaux. Nous avons tous commencé de cette façon. Il ne fallut pas très longtemps pour qu’on aborde le sujet. Lui-même semblait assez prudent.

  • C’est un sujet délicat. Il s’agit de Brigitte Gralleau, la jeune nièce du notaire. C’est une famille qui a une histoire tragique, elle a perdu son père avant sa naissance, sa mère à la naissance, et il paraît qu’elle est handicapée mentale, et en même temps qu’elle est inscrite à tous les cours de philologie de l’université. Vous voyez le mélange, entre le génie et la folie ?
  • Vous avez une idée sur le groupe de voyous ?
  • On les accuse un peu de tout. Ils sont certainement à l’origine d’un certain nombre d’agression dans la ville, mais se tiennent plutôt tranquilles en général, sauf peut-être sous l’influence de l’alcool. Ils tournent dans toute la ville, et c’est vrai qu’on les a vus en cours de soirée dans le vieux quartier. J’ai personnellement la sensation qu’il n’y a pas qu’un seul groupe, et que l’autre groupe est plus orienté vers la violence. Celui-ci sert de bouc émissaire.
  • Vous parliez d’histoires de famille tragiques ?
  • Je l’ai appris de fraîche date, d’un de mes prédécesseurs. Son père, Frédéric, était parti jouer les aventuriers, vers la fin des années soixante-dix. Il serait allé à Madagascar. Après avoir manqué donner signe de vie pendant sept ou huit ans, il est reparu avec une beauté exotique à son bras, qu’il a présentée comme sa femme. Il semblerait qu’ils soient revenus assez précipitamment.
    En tous cas, Frédéric n’est resté que trois mois. Une maladie tropicale l’a emporté en quelques jours. Sa femme était enceinte, mais elle n’a pas survécu à la naissance de la fille.

J’obtins également l’adresse de Brigitte Gralleau. Place des lices. Là encore dans la vieille ville. Une lourde porte en bois fermait l’entrée d’un vieil immeuble. Pas de sonnette. Je poussai la porte. Les boîtes aux lettres indiquaient Gralleau au second étage. Je montai deux étages d’un large escalier de bois, et sonnai au palier. Une charmante vieille dame vint m’ouvrir.

  • Bonjour monsieur, dit-elle, mon petit ange vous attend. Elle m’a dit que vous alliez venir.
  • Gilles Dumas, madame. Vous … m’attendiez ?
  • Oui, elle vous a décrit assez précisément, et elle dit que vous aviez une marque.

Je lui montrai mon avant-bras.

  • Elle a la même. Savez-vous ce que cela veut dire ? Je n’ai jamais pu très bien comprendre la petite.
  • Non, moi non plus madame. J’ai reçu cette marque la nuit d’avant.

Elle me fit signe d’entrer et de la suivre.

  • Elle aussi, elle est revenue avec cette marque un jour, déjà nette et guérie, comme si elle était ancienne. C’était juste avant qu’elle ramène le chien.
  • Un chien ? Un gros chien qui ressemble à un loup ?
  • Je ne sais pas qui a adopté l’autre. Un jour elle est revenue avec. Depuis il la protège comme une mère. Il n’avait pas de marque, ni de tatouage. Et elle n’a jamais accepté qu’il en ait.
  • S’est-il passé quelque-chose il y a deux nuits ?
  • Non, elle est rentrée tard dans la nuit, comme d’habitude. Ah oui, le chien boitait. Il va mieux maintenant.
  • Puis-je aller la voir ?
  • Oui, elle vous attend dans le salon. Ne prêtez pas trop attention à ses manières, elle est souvent un peu étrange.

Le grand appartement était sobrement orné d’objets traditionnels, avec un ameublement en bois brut, sombre et peu décoré. La vieille dame me mena à la salle principale. Quelques objets manifestement exotiques étaient disposés sur les murs, des masques, lances et boucliers de type africain en bois noir.

Une jeune fille était assise dans le grand fauteuil. Une beauté exotique, à la peau mate, aux longs cheveux noirs. Elle portait une longue robe blanche, pieds nus sur le tapis. À côté d’elle, se trouvait un grand chien loup. Il s’agissait bien de la bête que j’avais rencontrée deux jours auparavant. Il laissa échapper un léger grondement en m’apercevant. Ce n’était pas un avertissement, on aurait dit un salut.

A ce bruit, la jeune fille s’anima, comme si cela l’avait réveillée de quelque songe. Elle leva la tête, sauta sur ses pieds, et vint m’embrasser sur les deux joues, comme une fille qui retrouve un grand frère perdu depuis longtemps. À ce moment je ne demandai pas mieux qu’être ce frère.

Je me retrouvai assis dans un fauteuil, et elle en face de moi. Je retrouvai mes esprits.

  • Je m’appelle Gilles.
  • Merci d’être venu l’autre soir, Gilles. Tu m’as sauvée. Le chien était incapacité, la chose me voulait du mal.
  • Quelle chose, Brigitte ?
  • Ne m’appelle pas Brigitte. C’est une autre. Je suis Gwenola.
  • Qui est Brigitte ?
  • Une amie. Mais elle n’est pas ici. Pas en ce moment.
  • Ou est-elle ?
  • Dans les îles. Elle reviendra avec le printemps. J’espère.
  • Que s’est-il passé l’autre soir ?
  • Je ne sais pas. Je rentrais tranquillement de chez Josiah – un ami – lorsque quelque-chose m’a poursuivie. Le chien m’a pressée dans une entrée pour me protéger. Puis il a fait volte-face. Mais ce qui me poursuivait l’avait anticipé. Il a fait quelque-chose et le chien a été paralysé. Il s’est mis à hurler. Puis l’ombre s’est approchée de moi. Elle avait commencé une incantation lorsque j’ai senti approcher. J’ai appelé. C’était toi, tu as traversé le voile et tu es arrivé. La chose noire n’a pas pu terminer ce qu’elle avait commencé, et s’est enfuie.
  • Que s’est-il passé après ? Pourquoi ai-je reçu ce signe ?
  • Tu es venu me relever. Je croyais que tu possédais la Marque, vu que tu étais passé. Ce n’est qu’après que j’ai compris que c’était le chien qui t’avais fait passer.
  • Le chien m’a fait passer où ?
  • De l’autre côté, dans la Nuit.
  • C’est le monde des esprits ?
  • Certains l’appellent ainsi.
  • Comment un chien peut-il faire cela ?
  • C’est un gardien qui m’a été envoyé. Il a de grands pouvoirs.
  • Envoyé par qui ?
  • Par Brigitte.

Il y eut un silence. Prise dans son introspection, elle le respectait pour sa part, et j’avais perdu mes moyens, ma vivacité d’esprit, jusqu’à mon souffle.

Je sentais que je progressais, mais cette jeune fille au discours décalé me désarçonnait à chaque réponse. Sa réalité, aussi folle qu’elle parût, était son quotidien. Elle ne montrait nulle trace de handicap mental, du moins pas dans le sens où on l’entend d’ordinaire. Au vu des livres éparpillés autour, elle était sans doute la plus cultivée ou érudite des personnes de ma connaissance. Une idée me vint.

  • Gwenola, comment passe-t-on de l’autre côté ?
  • Par une porte.
  • Quelles portes ?
  • Il y en a de nombreuses. J’y vais souvent par celle à l’arrière de l’escalier, en bas. L’arche de pierre y dessine comme une porte. Maintenant que tu as la Marque, tu peux traverser quand il fait nuit. Tu finiras par les sentir.
  • Et quand il fait jour ?
  • Alors la voie est bloquée. Le jour n’existe qu’ici, c’est pourquoi cette face est nommée ‘Le Jour’. De l’autre côté il fait toujours nuit, parfois on commence à voir l’ombre d’un matin. On le nomme donc ‘La Nuit’. Et c’est quand il fait nuit ici que les deux cités s’interpénètrent et qu’il devient possible de traverser le voile.
  • Et la troisième branche ?
  • On n’en revient pas.
  • Gwenola, veux-tu m’aider à passer ? Me montrer l’autre côté ?
  • Avec plaisir, et c’est maintenant ton droit de découvrir la Nuit. Retrouvons-nous à neuf heures ce soir, je sortirai à ce moment.

Je pris congé d’elle. Cette entrevue, aussi étrange qu’elle avait pu être, avait été pour moi un rayon de soleil. J’en avais oublié la douleur aigüe qui cuisait mon poignet. En fait, j’avais cessé d’avoir mal.

La vieille dame me raccompagna, elle semblait heureuse.

  • C’est la première fois qu’elle reçoit quelqu’un ici, monsieur Dumas. Cette rencontre semble lui avoir fait plaisir.
  • J’ai eu des réponses à certaines questions que je me posais, mais il me faudra les comprendre. Et d’autres questions viendront. Il y a des choses que je ne peux pas demander à Gwenola. J’ai entendu une histoire sur sa naissance.
  • Je connais l’histoire qu’on raconte sur sa naissance, monsieur. Ce qui s’est passé est encore différent. Il faut que le docteur Lambert vous raconte ce qu’il a vu. Moi ça m’a fait froid dans le dos et je raconte mal. Demandez-le-lui de ma part, je suis Marie Guezennec.

Je rentrai chez Jérôme pour lui parler des derniers événements.

  • On est en pleine conte de fées. Un Triskel qui devient symbole magique, encore qu’il a toujours eu ce genre de signification à ma connaissance. Une fille qui vit entre deux mondes avec un gardien surnaturel. Pas étonnant qu’elle ait cette réputation. Tiens, j’ai aussi enquêté après avoir quitté le journal. J’ai aussi des connaissances dans le milieu étudiant, ils m’ont laissé enregistrer.

Il sortit son téléphone portable, et joua un enregistrement audio.

  • Brigitte Gralleau ? Ah oui, je connais. C’est un peu une célébrité par ici, même si personne ne peut dire qu’il la fréquente. On dit, bon là c’est des on-dit, je n’ai rien vérifié, que son père avait trouvé un coin plus cool que le Katmandou de la grande époque : Madagascar, mais pas celui des dessins animés. Paraît qu’ils ont des trucs pas dégueu là-bas. N’empêche qu’un jour il est revenu en quatrième vitesse, et avec une saloperie de fièvre qui lui a trafiqué un costume de sapin en moins de deux. La meuf qu’il a ramenée était une vraie princesse, à ce qu’on dit. Toutes les femmes de la haute crevaient de jalousie rien qu’à la voir. Quant à la gosse … ben oui, complètement branque. Mais je n’ai pas dit stupide. Tout le temps à la B.U.[1], parfois dans les conférences, jamais aux cours, et elle ne passe pas les exams. Elle discute d’égal à égal avec les chercheurs en linguistique, en histoire ancienne, et en archéologie. Une tête. Gentille comme tout en plus, si on lui demande un truc dans ses cordes, si elle connaît la réponse, elle répond toujours. Elle a déjà été jusqu’à écrire un papier d’une dizaine de pages pour un type qui lui avait posé des questions sur un sujet d’archéologie. Le type a recoupé minutieusement tout le papier, ça lui a valu sa thèse. En plus, il n’y a pas que la tête, je pense qu’on a tous dû essayer de la brancher, mais il n’y a pas moyen. Elle n’est jamais à une soirée, ou à une fête, rien. Dommage, c’est un super canon.

L’enregistrement se termina. Je confirmai son contenu.

  • Cela correspond avec ce que nous savons. Elle s’entoure de livres très spécialisés et érudits, et si tout cela est vrai, c’est elle qui devrait donner des conférences.
  • Tu as un faible pour elle.
  • Oui, mais pas comme tu penses. Pas comme ça. Non, je ne peux simplement pas la voir autrement qu’une sœur. Et en plus, je la sens en danger. Je crois que ce qui l’a attaquée va recommencer. Je ne veux pas qu’il lui arrive malheur.
  • « C’est bon, je continue à t’aider sur cette histoire. Il y a assez de mystère là-dedans pour éveiller ma curiosité à moi aussi. »
  • « La nounou de Gwenola m’a conseillé de parler au docteur Lambert. »

Il fit quelques recherches rapides et me donna l’adresse. Je repartis presque aussitôt.

Le docteur Lambert exerçait dans un cabinet situé sur les quais de la Vilaine, juste à l’extérieur de la vieille ville, dans des immeubles plus typiques du XIX° au début du XX° siècle. J’arrivai en début d’après-midi, par chance la salle d’attente était vide et il me reçut immédiatement.

  • Docteur, je ne viens pas pour une consultation. C’est madame Guezennec qui m’envoie, elle m’a recommandé d’écouter votre récit sur Gwenola … Brigitte.
  • La chère petite. Puisque c’est la Marie qui vous recommande, je vais vous en parler. Asseyez-vous. Ce n’est pas très long, mais pas facile à raconter.
    C’était en plein milieu de l’hiver. Le trente et un janvier, en fin de soirée. Madame Gralleau avait eu une grossesse difficile. La mort de son mari n’avait rien arrangé. Je ne m’attendais pas à ce qu’on m’appelle, elle était en avance d’une semaine. Cette nuit-là était froide, un brouillard verglaçant avait régné toute la journée. On n’y voyait presque rien, je me suis trompé d’adresse alors que j’étais déjà venu plusieurs fois.
    En arrivant devant chez les Gralleau, j’ai glissé sur une plaque de verglas. En me relevant, j’ai remarqué deux drôles de personnes devant la porte : un homme et une femme noirs, âgés, l’homme était vêtu d’un costume blanc et portait un chapeau haut de forme, et la femme était vêtue d’une grande robe blanche ornée de dentelle, comme une robe de mariée. Ils n’étaient sûrement pas vêtus pour ce temps.
    Je suis quand même arrivé à l’appartement, et on m’a amené à la chambre. J’ai compris tout de suite que je ne pouvais plus faire grand-chose. Ma patiente était aux extrémités. J’ai essayé de soutenir le cœur. Madame Gralleau était une très belle femme, sa fille lui ressemble beaucoup maintenant. Elle restait splendide même dans la douleur et devant la mort. Les douze coups de minuit à l’horloge du salon sonnaient comme le glas. Juste après, elle a regardé dans ma direction comme si elle voyait à travers moi, et a souri, de ce sourire si beau, si tendre, et a prononcé un nom : Brigitte. Puis son sourire s’est figé et elle est morte, au moment même où la sage-femme a dégagé l’enfant. C’était une fille, on l’a appelée Brigitte. Maintenant, je ne suis plus sûr qu’il s’agît du vœu de la mère, et quand j’y ai réfléchi, j’ai eu l’impression qu’elle a toujours su qu’elle allait mourir en couches.»

Le médecin avait encore, après ces années, une forte empreinte émotionnelle sur ce souvenir. À plusieurs reprises pendant son récit sa voix s’était cassée, et il s’était souvent interrompu. Après l’avoir remercié, je rentrai chez Jérôme, à qui je racontai l’histoire.

  • J’ai une autre piste à suivre également. Gwenola parle d’un certain ou d’une certaine Josia ou Josua dans ses connaissances.
  • Josiah ! Je connais ce gars, une espèce de pseudo-voyant, astrologue, marabout, grand swami, qui sévit dans le coin. Il a son cabinet à deux pas d’ici. Le parfait charlatan farfelu si je peux donner mon avis.

Le cabinet de Josiah se situait au troisième étage d’un immeuble proche, sous les combles. Au rez-de-chaussée, sa boîte aux lettres affichait Josiah sur un fond bleu avec des étoiles et des comètes. La porte de l’appartement était marquée de même. Ainsi que l’invitait le panonceau, je l’ouvris et entrai. Une débauche de mauvais goût m’attendait. Entre les murs et plafonds recouverts de soie aux motifs astrologiques et alchimiques, des objets dénotant d’un orientalisme maladif et quelques bizarreries décalées, un petit homme vêtu d’une robe de soie chinoise, d’un chapeau conique et comique, et qui gardait ses mains dans ses larges manches, me regardait venir. Il m’apostropha dans des termes choisis qui dénotaient pour le moins d’un large sens du spectacle.

  • Mes salutations astrales, noble voyageur. En quoi puis-je éclairer votre route ?

N’ayant pas envie de jouer, je coupai court.

  • Gilles Dumas. Gwenola avait parlé de vous.
  • C’est … vous qui … ?

Je lui montrai ma Marque. Il me fit signe de le suivre. Le bureau derrière le cabinet de consultation du mage était meublé bien plus sobrement. Les murs étaient couverts de livres, certains symboles sur les tranches étaient manifestement ésotériques, et un confortable bureau de bois jonché de livres lui servait de plan de travail. Il s’assit sur un fauteuil de bureau moderne, et moi dans la chauffeuse qui lui faisait face. Sur le mur à ma droite, le seul espace non occupé par des livres arborait une arche dessinée que j’eus du mal à quitter du regard.

  • Vous commencez à percevoir les passages. Celui-ci restera fermé jusqu’à la nuit tombante, mais vous le sentez et il vous attire.

Partiellement rassuré, je me détournai de l’arche. Josiah se détendait également.

  • Je ne pourrai jamais vous remercier suffisamment pour avoir sauvé Gwenola. La Nuit serait devenue bien sombre autrement.
  • Savez-vous ce qui s’est passé cette nuit? Honnêtement, je n’ai rien fait.»
  • Gwenola a passé la soirée chez moi, juste derrière cette arche. L’appel du chien n’aurait pas pu atteindre n’importe-qui. Vous étiez présent, vous avez eu pitié et vous êtes venu. Cela n’était pas à la portée de tous.
  • Pourquoi Gwenola et vous le nommez ‘le chien’ ? Quel est son nom ?
  • Nous ne le savons pas. Mais il s’agit sûrement d’un nom ancien. Seule Brigitte le connaît sans doute.»
  • Qui est réellement Brigitte ?
  • Considérez qu’elle est un esprit, ou avatar, de quelque-chose de très ancien.»
  • La connaissez-vous personnellement ?
  • Il lui arrive de venir me parler, ou de m’inviter. Elle est une source inépuisable de récits, de contes, elle aime les chanter ou les jouer. Et sa harpe vous enchante à jamais.»
  • Elle est absente en ce moment, quand reviendra-t-elle ?
  • Pour Imbolc, le premier février, l’anniversaire de Gwenola.»
  • Gwenola me guidera ce soir. Que verrai-je ?
  • Rien d’autre que la ville, dont les limites, marquées par des murs, sont aux quais au sud, au canal à l’ouest, à la place Sainte Anne au nord, et à l’église Saint Melaine à l’est.
  • Qu’y a-t-il au-delà ?
  • De la brume. A l’ouest se trouve directement l’océan. A l’est et au nord, une grande plaine sauvage.
  • Comment est la ville ?
  • Elle évolue lentement, comme dans les souvenirs des hommes. Là-bas, le Parlement n’a pas brûlé[2]
  • Si la mer est à l’ouest de Rennes, où est le reste de la Bretagne ?
  • Les lieux forment d’autres îles. Mais je ne les connais pas, je n’ai jamais quitté Rennes par la Nuit.»
  • Et comment interprétez-vous cette attaque ?
  • Je ne sais pas. La Nuit n’est pas non plus exempte de danger. La plupart des choses étrangères devraient être repoussées par les murs de la ville. Mais l’hiver est la saison la plus dangereuse.
  • Brigitte veille en été ?
  • Elle ne vient surtout pas seule. L’hiver est solitaire, seuls les rares voyageurs comme nous, ou Gwenola traversent la ville, à l’exception de ceux qui l’habitent ou ceux qui la visitent.
  • Ceux qui l’habitent ?
  • Des esprits, nous dirions. II vaut mieux ne pas les déranger, la plupart du temps ils ne nous voient pas. Seule Gwenola retient leur attention. Elle dit que ceux qui visitent sont des rêveurs du Jour.»

Contrairement à mes craintes, Josiah ne s’était pas montré mystérieux, une fois le masque du mage tombé, l’homme était amical, et  particulièrement érudit. Nous  passâmes un moment à deviser ensemble de documentation sur la mythologie celtique, et il m’invita à consulter son autre bibliothèque, dont il ne pouvait pas déplacer les livres qui étaient dans la pièce de derrière. Je finis par le quitter, alors qu’il était pratiquement l’heure pour mon rendez-vous avec Gwenola.

Quand j’arrivai devant chez elle, elle était déjà sortie, elle portait un grand manteau fourré dont elle avait  rabaissé la capuche, des bottes souples, des gants de laine.  Le chien était à côté d’elle, l’air de surveiller les choses autour  de lui.

Gwenola vint à ma rencontre et me donna sa main.

  • Viens, pour commencer il vaut mieux rester en contact.

Je pris sa main et la suivit. Le chien marchait derrière nous. Elle rentra dans l’immeuble et marcha vers l’arrière  de l’escalier. Je remarquai l’ouverture manquée, ou condamnée, qui  se trouvait sur le mur du fond.  Elle me tira au travers. Je ressentis un petit picotement sur ma Marque.  J’étais au-dehors  de l’immeuble, la nuit était claire, mais il n’y avait aucun éclairage autre que la lune et les étoiles. La porte par laquelle nous étions passés me semblait encore pulser d’une énergie inconnue, presque palpable. La rue derrière était bien celle que je commençais à connaître, mais dans un sens, avec à la fois plus de patine et plus de propreté. Je remarquai que les objets inhérents à notre monde moderne n’avaient pas leur place en ce lieu ; parcmètres, poubelles, panneaux de signalisation routière, rien de cela n’apparaissait.

Je regardai à nouveau le chien. Cette fois, il semblait avoir augmenté de volume, et il avait de manière distincte les traits d’un loup.

Gwenola me mena à travers la ville, me faisant visiter les rues sous cet angle unique. Il lui arrivait de rencontrer des gens qu’elle saluait, alors que je  ne  voyais moi-même qu’une silhouette indistincte dans la rue. Certaines de ces personnes semblaient s’inquiéter de la situation. Une ombre plane sur la Nuit,  dit l’un  d’entre eux. Quand nous passions dans des endroits plus resserrés, plus sombres, le loup restait plus près de nous, prêt à bondir à la moindre alerte.

À un moment, nous passâmes devant la cathédrale. Je ne m’attendais pas forcément à la trouver représentée dans la Nuit, tant les symboles qu’elle portait étaient hostiles à ce que représentait la Nuit même et des personnes ou entités comme Brigitte. Pourtant, la porte de côté était ouverte, et j’entendais comme des murmures, des chants étouffés qui en émanaient.  Gwenola me mena elle-même à l’intérieur. Celui-ci était illuminé de milliers de bougies mettant en valeur le moindre relief du bâtiment, et bien qu’il n’y eût personne, sinon quelques-unes de ces ombres des rues, une impression de chant se faisait entendre. Gwenola m’expliqua

  • C’est le lieu de la ville d’où sont parties le plus de pensées positives.  Des gens  s’y  retrouvent dans le Jour, et y déposent leur joie et leurs espoirs. Cela allume ici les bougies et fait chanter les voix. Cela n’a rien de religieux.
  • Mais, la consécration des lieux, ce culte qui extermina les croyances anciennes ?
  • Ici tout est oublié. Brigitte vient parfois y jouer de la harpe et chanter, pour profiter  de l’acoustique de ces beaux murs.
  • J’ai parlé avec Josiah. De la Nuit, de Brigitte, de ses livres.
  • Josiah pourra probablement nous aider. Nous devons trouver ce qui rôde en ville. Des gens sont inquiets, cela ne se fait pas sans raison. Ce qui m’a attaquée avait réussi à surprendre le chien. C’était délibéré, et demandait sans doute une préparation. Je n’ai pas été attaquée par un rôdeur, mais victime d’une embuscade qui me visait.
  • Pourquoi te viserait-on ? Que représentes-tu comme danger ? Et pour qui ?
  • Peut-être suis-je considérée comme une gardienne ici. Si quelqu’un désire s’établir et faire des choses mauvaises, il devra éviter mon regard. Et s’il n’y parvient pas, le Peuple pourrait venir lui demander des comptes. Je regrette qu’ils ne soient pas proches en ce moment. Peut-être certains d’entre eux pourraient traverser la mer pour une visite. Mais je n’y compte pas. Ici, je n’ai que le chien, et toi.
  • Que puis-je faire ?
  • Je ne te demande pas de prendre les armes. Il faut comprendre avant tout. D’où peut provenir une ombre qui voudrait de la Nuit ? Il est vrai que ce serait une voie si facile pour atteindre les habitants dans leur sommeil. Les plus sensibles, les plus faibles, artistes, croyants, créateurs, seraient les plus faciles à faire basculer.
  • Basculer ? Et quels habitants ?
  • Les gens du Jour, dans la violence et la folie. J’avais ressenti tant de l’une et de l’autre dans mon agresseur.
  • Mais comment pourrait-il atteindre ces gens ?
  • Nombre d’entre eux viennent ici au plus profond de leurs rêves. Quand on sait regarder, les rues sont bien plus peuplées qu’elles ne le semblent. Mais les visiteurs ne voient qu’une petite partie de ce qui les entoure. La paix dans ces rues leur apporte de la force. Si leur court voyage ici ressemble à un cauchemar, ils s’affaibliront.
  • Tu es la gardienne de la ville ?
  • Je fais ce que je peux. Il y a tant de joie à partager, sans se forcer. Il suffit quand on en a envie de se tenir au milieu d’une rue, de chanter un air. Les visiteurs approchent, écoutent, et comme à l’habitude, disparaissent. Peut-être l’un d’entre eux se réveillera avec cet air aux lèvres, et celui-ci lui tiendra compagnie un temps.
  • Veux-tu chanter ?
  • Bien sûr. J’apprends la harpe aussi. Un jour, j’aurai la mienne et j’en jouerai.

Elle se plaça au milieu de l’allée. Les chants s’étaient tus. Elle se mit alors à chanter, a capella, dans une langue que je ne reconnaissais pas. Sa voix éthérée résonnait au plus profond du bâtiment pour remplir l’espace et mon cœur d’une merveilleuse langueur. Je ne comprenais pas les paroles, mais je percevais des paysages de verdure, des forêts où l’aventure et le danger rôdaient derrière chaque arbre. C’étaient des chants d’un temps révolu, d’un passé enfoui sous des millénaires ternes et sans saveur.

Pendant son chant, des silhouettes étaient apparues. Des gens étaient entrés dans le bâtiment, et s’étaient assis pour écouter. Du concret, enfin ! Ce chant était magique, je l’avais senti dès la première note. Alors je faillis me lamenter et crier la tristesse de cet autre monde où ce chant ne pouvait plus exister, d’où la beauté de ces choses anciennes était à jamais bannie. C’est alors que je ressentis cette présence à côté de moi, celle d’une femme autant que je pouvais appeler Gwenola une enfant. Elle n’était pas plus physiquement présente que les ombres qui m’entouraient, mais elle avait une densité, une intensité qui manquait aux autres. Il me fallut accomplir un effort immense pour élever mon regard au-dessus de son sourire, j’eus un moment l’impression qu’elle allait me pétrifier ou me réduire en cendres.  Finalement, je pus atteindre ses yeux. J’entendis sa voix, comme portée par un souffle.

  • Gilles, cette ville est menacée, Gwenola est en danger. Serez-vous son champion ?

Je compris immédiatement l’enjeu qui me concernait. Cela ne pouvait être un engagement à la légère. Il devrait m’impliquer entièrement, je devais être prêt à tout donner, tout sacrifier pour cette cause. Je consentis.

  • De tout mon cœur madame, quoi que j’ignore comment.
  • Aie confiance en elle, et en toi.

Elle disparut aussi soudainement qu’elle m’était apparue. Quand je rouvris les yeux, Gwenola s’était arrêtée de chanter. Les  spectateurs s’étaient fondus dans les ombres.

  • Tu l’as vue. Elle sait donc. Enverra-t-elle de l’aide ?
  • Elle me demande d’être son champion.
  • Alors nous devrons nous défendre nous-même. Gilles … merci d’être resté.»
  • Que pouvons-nous faire maintenant ? Nous ne pouvons pas attendre une nouvelle agression, ou un acte plus direct.
  • Josiah nous attend sûrement.

Nous quittâmes la cathédrale dans le murmure de ces chants éthérés, mais ceux-ci m’inspiraient plus de tristesse que de joie. Je connaissais le chemin pour aller chez Josiah, le même immeuble, mais aucune inscription. Pas de boîte à lettres. Nous montâmes jusqu’aux combles. La porte n’était pas signalée par un panonceau. Gwenola frappa ; la porte s’ouvrir aussitôt. Josiah avait troqué sa tenue de spectacle pour un vêtement noir. Gwenola lui tomba dans les bras pour une accolade pleine de tendresse. Nous suivîmes Josiah vers l’intérieur, qu’il avait aménagé en bibliothèque. Mon attention fut cette fois attirée par une série de cadres accrochés au mur.

  • Vous êtes médecin, psychiatre et psychanalyste ! C’est un beau cursus, je ne comprends pas …
  • Pourquoi je donne dans le grandiloquent et le charlatanisme ? Beaucoup de gens ne se laisseraient pas soigner par un médecin pour les fous. Ils préfèrent les voies alternatives. La plupart ont simplement besoin d’être écoutés et compris. J’use de la diplomatie pour diriger les véritables cas graves vers mes collègues plus sérieux, il serait malséant que je fasse une ordonnance, même si j’en ai le droit.
  • Josiah, enchaîna Gwenola nous sommes seuls, Brigitte me confie à Gilles comme champion. Ils ne viendront pas.
  • Il y a toujours un moment où on quitte le giron maternel pour vivre ses propres combats. C’est plutôt une bonne nouvelle finalement. Il nous manquait un champion.
  • Je ne sais pas ce que c’est, ni comment être un champion. C’est à peine si je connais les bases de self-défense.
  • Peu importe le savoir, c’est dans le cœur que tout se passe. Gwenola, j’attendais un jour comme celui-là. J’espérais qu’il serait plus beau, L’année dernière, une initiée est venue me donner un paquet pour toi. Elle m’a dit que je saurais quand te le remettre. Je crois, ou même je sais, que le moment est venu.»

Il se leva, et ouvrit un grand coffre, d’où il tira un impressionnant paquet de cuir ouvragé, décoré de motifs complexes. Gwenola entreprit d’ouvrir l’étui, et en retira une harpe de bois noir, ciselée de filets d’argent à la semblance des motifs de l’étui. L’instrument était d’une splendeur que j’eusse attribuée à un trésor royal. Timidement, elle s’assit, posa la harpe sur son genou, et commença à en jouer. Les notes tirées de l’instrument semblaient s’échapper, avoir leur vie propre pour finalement retomber, remplacées par des gerbes d’autres notes, comme un feu d’artifice sonore. Gwenola pleurait en jouant.

  • Il est magnifique, c’est un présent royal. Venez, descendons, il faut le jouer dans la rue.

Qui aurions-nous été pour seulement envisager de la retenir, même dans ces conditions de danger ? Nous partîmes à sa suite. Elle nous mena jusqu’à un carrefour, s’installa avec l’instrument, et commença à en jouer. Le ravissement reprit. La rue répondait en écho à la harpe, Des ombres apparurent, timides au début, puis de plus en plus nombreuses, et au bout de quelques minutes nous fûmes entourés d’une petite foule de voyageurs, attirés par la musique.

Soudain, un déchirement. Un éclair venait de frapper, à peu de distance bien que hors de notre vue. Gwenola joua de plus belle. Un nouvel éclair, tout aussi proche. Le chien s’approcha d’elle en grondant. Les spectateurs se serrèrent plus près les uns des autres. Josiah et moi ne savions pas quoi faire en ces circonstances. En plus de la harpe, Gwenola se mit à chanter.

Elle chanta une chanson de pure joie, de libations et de splendeur. Les voyageurs commencèrent à frapper dans leurs mains pour suivre le rythme. Josiah et moi fîmes de même. La musique nous grisait, le chant de Gwenola nous galvanisait, si bien que nous n’entendîmes que très mal l’orage sans pluie s’éloigner et disparaître à l’est.

Gwenola prolongea l’effet, de plusieurs chansons. Finalement, elle cessa de chanter et de jouer, alors que des voyageurs commençaient à disparaître. Elle avait rangé la harpe. Josiah avait repris ses esprits.

  • Il n’a pas apprécié la provocation, il a attaqué vite, et fort. Il devient hardi. dit-il.
  • Nous devons contre-attaquer. dis-je.
  • Difficile si nous ne savons pas où attaquer. Sauf si … Penumbra nous trouvait une piste …

Gwenola n’appréciait visiblement pas l’idée.

  • C’est dangereux, j’ai toujours peur pour elle. Les choses avec lesquelles elle fait commerce pourraient la tuer pour le plaisir.
  • Avons-nous le choix ? Elle est prête à nous aider, elle en connaît les risques. Nous prenons tous des risques maintenant. Ce qui vient de nous attaquer est déterminé.

Je réagis.

  • Cela m’embête d’impliquer d’autres personnes dans nos ennuis, mais si quelqu’un peut nous aider c’est le moment. Qui sait quand, et à quoi ressemblera la prochaine attaque ? Celle-ci semblait spirituelle. La prochaine sera-t-elle physique ? Ou visera-t-elle des gens incapables de se défendre ?
  • Mon champion a parlé.
  • Gwenola …
  • Non, tu as raison, nous devons recourir à toutes les bonnes volontés. Cette fille est folle, de se livrer de cette manière, de prendre tous ces risques, mais son désir d’aider est sincère,  sa volonté de préserver par sa contribution, qu’elle estime modeste, ce que nous chérissons est louable, et mérite que nous lui prêtions attention.
  • Alors, quand, où ?
  • Nous nous reverrons demain soir, à la même heure que cette nuit. Penumbra ne commence rien avant minuit. Pour celle-ci, rentrons. Josiah, nous passons par chez toi.»

Ce que nous fîmes. Je raccompagnai Gwenola jusque devant chez elle avant de  rentrer à la pension de famille. Madame Guérin allait probablement bientôt commencer à me soupçonner de toutes les vicissitudes, en raison de mes horaires nocturnes.

Je me réveillai après un sommeil sans rêve, du moins sans aucun dont il me fût possible de me souvenir.

Après mon petit-déjeuner matinal, je partis voir Jérôme, et lui racontai mes aventures de la veille.

  • Te voilà champion d’une demoiselle, et nommé par une … quoi au fait ?
  • Je ne sais pas. D’une certaine façon, c’est la Brigantia des légendes bretonnes. Même Josiah reste mystérieux. Il ne veut pas confondre le mythe de la culture et la réalité, dit-il.»
  • Etrange réalité. Mais nous y sommes donc, entraînés dans le mythe Celtique. Et tu as prêté serment, je crois que c’est d’autant plus dangereux. Tu y es lié, tu seras pris au mot, c’est un serment de chevalerie, tu engages ta vie.
  • Je sais, j’y songe. Ce n’était pas à la légère. Je veux les aider, je suis convaincu que quelque-chose de grave risque d’arriver.
  • Crois-tu pouvoir y faire quelque-chose ?
  • Ils comptent sur moi.
  • Alors si je peux t’aider, appelle-moi. Nous avons suffisamment fait de choses ensemble dans des endroits reculés pour que j’apporte mon aide en pleine ville de Rennes.
  • Te rends-tu compte que toi aussi, tu te lies par ta parole ?
  • Ce serment-là a été passé depuis plusieurs années. Je ne fais que le rappeler. Et maintenant, que comptes-tu faire ?»
  • Nous devons voir une voyante ce soir. Une nommée Penumbra.
  • J’en ai entendu parler. Elle est établie dans le milieu ésotérique de la ville. On ne parle d’elle qu’à mots couverts. Elle fait peur.
  • Ceci expliquerait ce que Josiah en dit. Elle prend des risques avec ce qu’elle invoque.
  • Certains la croiraient plutôt folle. Mais si Josiah est finalement tel que tu le décris, tout devient possible. On dit Gwenola anormale, et tu me la décris une perle d’érudition, Josiah que je connais comme un charlatan, et que tu dépeins comme un quasi-héros, finalement, qui est quoi ?»
  • Nous avons vu et dénoncé les pires monstres, qui se faisaient aduler par leur peuple. Eux aussi ont des apparences décalées par rapport à la réalité.

La place Sainte Anne était déserte ce soir-là. La légendaire Rue de la Soif attirait moins de monde par cette froide soirée d’hiver, rendue d’autant plus glaciale par la brume. Seuls quelques étudiants, plus hardis ou courageux que les autres, s’attardaient encore entre deux cafés après minuit, et quelques ombres fugaces de personnes qui se hâtaient de rentrer chez eux se déplaçaient rapidement entre les lampadaires.

Nous dépêchant de même que les derniers égarés de la ville, nous atteignîmes l’immeuble où nous menait Gwenola. En haut de l’escalier, la porte était déjà ouverte, et la silhouette d’une femme vêtue de noir nous accueillit. Je compris immédiatement pourquoi elle inspirait aux gens des sentiments mitigés. Elle parlait d’une voix rauque, où pointait un accent indéfinissable. La blancheur de sa carnation accentuait encore le puits de ténèbres de son regard, où j’eus peur de me plonger de crainte d’y rencontrer le vide. Cette femme n’avait rien de la présence rassurante de Brigitte, et pourtant il émanait d’elle un certain magnétisme qui ne pouvait manquer de fasciner. Contrairement à Josiah, elle n’entretenait aucun décorum, aucune illusion : cette version encore plus gothique de Morticia Addams semblait dénuée de toute forme d’humour sous-jacente.

La pièce où elle nous reçut était également sombre : des tentures noires avaient été tendues sur les murs et les plafonds, et la pâle bougie placée sur l’unique table autour de laquelle des chaises étaient disposées dansait en découpant des ombres fantomatiques. Seuls les visages apparaissaient dans cette faible lumière. Les visages et semblait-il le regard de Penumbra.

La médium nous fit asseoir et entama une psalmodie mystérieuse dont les mots m’échappèrent. À l’heure actuelle je serais encore incapable de préciser quel langage guttural elle utilisait. Gwenola elle-même me confia son ignorance par la suite. L’intensité de la psalmodie augmenta, au fil des minutes. Le flot saccadé de paroles rituelles semblait ne pas se tarir, et au long de son incantation Penumbra elle-même sembla grandir, comme habitée par une force plus grande qu’elle. Enfin, debout, échevelée, les yeux révulsés, et d’une voix grave qu’elle ne semblait pas capable de produire, elle prononça les premières paroles en français depuis le début de l’incantation. Sa voix se fit soudainement rocailleuse, agressive.

  • Une fois Penumbra, tu es venue me solliciter. Cette fois, je te répondrai encore. Mais si tu reviens une troisième, tu devras me payer le prix de tes questions.

La voix changea, plus mélodieuse, plus expressive.

  • Penumbra connaît le prix, et exécutera sa part du marché.

À nouveau la voix rauque, agressive.

  • Je connais ta question, et à celle-ci je peux apporter réponse, mais non satisfaction. Il est l’ombre noire qui brille sans éclat, le joyau de la nuit, le soleil  noir …
  • Assez !

Le mot avait claqué, sans que nous fussions sûrs qu’il émanait bien de Penumbra. Celle-ci sembla prise de convulsions, tenta d’avancer, tomba, dans des mouvements atroces, sinistres. Josiah et moi nous étions déjà précipités pour la maintenir et la protéger comme il  se doit en cas de crise d’épilepsie. Constatant que Josiah maîtrisait la situation, je pris le temps de sortir mon téléphone portable pour appeler les secours. Josiah me souffla l’adresse. Moins de cinq minutes plus tard, la pièce était occupée en plus de nous par une demi-douzaine de pompiers qui s’efforçaient de faire reprendre connaissance à Penumbra. En vain. Elle était vivante, respirait normalement, mais semblait tombée dans un coma  profond. Nous partîmes en même temps que les pompiers, non sans avoir noté la marque sanglante laissée au-dessous de son corps. Ce ne pouvait être une coïncidence, un fait du hasard. Car la trace sanglante représentait un cercle parfait, fermé, coupé en quatre par deux traits en croix, de la même épaisseur. Josiah avait soigneusement masqué la marque aux pompiers, qui, trop occupés par leur tâche n’avaient pas remarqué le fait autre que le saignement. Avant de sortir, il me la montra ainsi qu’à Gwenola, avant de laisser la nappe de la table tomber dessus et brouiller la trace.

Nous étions sortis, et pendant que les pompiers embarquaient le brancard dans l’ambulance, Josiah nous prit à part dans la ruelle.

  • Je connais ce symbole, je garde une surveillance étroite sur tout ce qui est de près ou de loin ésotérique dans cette ville. Je n’aurais pas pensé cette organisation sérieuse d’aucune manière, si ce n’était pour l’usage de produits nocifs et prohibés. Ce symbole est celui de l’Ordre de la Croix Noire, une pseudo secte sataniste, du moins c’est ce qu’ils prétendent. Le pseudo, c’est moi qui l’ajoute, ils ont également quelque-chose de celtisant dans leur argumentation. Ils sont établis dans un appartement attenant à une arrière-cour, rue Saint Melaine. Ils ont quelques moyens financiers pour avoir loué ou acheté toute cette cour, à part cela ils ne doivent pas être plus d’une dizaine de membres, en plus du chef, un certain Kermadec.
  • Je vais y aller jeter un œil, dis-je. En commençant par ici. Je veux me faire une idée.
  • Je t’accompagne, répondit Gwenola.
  • Je recherche ma documentation et consulte quelques sources de renseignements, je vous reverrai quand j’aurai plus de données, assura Josiah. Retrouvons-nous dans la journée demain.

Nous partîmes donc, Gwenola et moi, évidemment suivis du chien. Dans cette nuit bien avancée, la rue Saint Melaine semblait obscure et mystérieuse. L’adresse de la secte était facile à trouver, à l’intérieur de la cour que Josiah nous avait signalée. Je sentis immédiatement que quelque-chose n’allait pas. Gwenola avait également cette sensation, et le chien grognait à nos côtés. Il semblait inquiet. Circonspects, nous approchâmes de l’entrée. Celle-ci était ouverte. Je passai la porte. D’un coup, des souvenirs me revinrent. Souvenirs d’une paisible bourgade rurale  où l’homme fort du pays avait fait organiser un exemple. Jérôme et moi avions été les premiers à pénétrer après le départ des mercenaires. Ce jour-là nous avions oublié notre métier de reporters, et livré directement nos prises de vue cliniques au TPI[3] au lieu d’idéaliser le massacre en censurant les corps, montrant les objets du quotidien abruptement déplacés et les scènes vides, que l’autocensure occidentale substitue si facilement à des scènes de charnier.

  • N’y vas pas, dis-je à Gwenola.
  • Ils ne sont plus de ce côté, répondit-elle. Le sang a coulé ici, les corps sont déplacés dans la Nuit. Une porte a été ouverte. Et une autre porte s’ouvre dans la Nuit. Nous devons faire vite. Quelque-chose va passer, et nous devons l’en empêcher.

Je la  regardai, interdit. Elle avait ressenti l’influence, deviné les portes. Elle sortit sa harpe de l’étui et commença à jouer. Cette fois, même en ce lieu  du Jour la musique me réchauffait le cœur, me donnant le courage de me lever et de la suivre en quittant cette cour funeste.

Gwenola cherchait de toute évidence une Porte pour passer dans la Nuit. Connaissait-elle toutes celles de Rennes ? Le fait était que quelques instants plus tard seulement nous traversions un mur pour nous retrouver dans le pendant nocturne de la rue Saint Melaine. Là je ressentis toute la puissance de la musique, à la fois un chant guerrier qui exaltait la bravoure et une douce mélopée qui sonnait comme un regret. Ne laissant plus mes expériences passées me dominer, je me dirigeai vers la cour. Une aura, bien visible, et presque palpable de noirceur régnait sur la cour.

  • Ils ont déclenché leur attaque majeure, analysa Gwenola. Nous devons nous dépêcher ou il sera trop tard, ce qui attend au-delà du seuil ne doit pas le traverser.

Je me ruai dans la cour, avec la musique comme égide. La même porte, barrée cette fois, s’opposait à mon passage. Mû par la musique, je passai littéralement au travers. Le rez-de-chaussée de la maison était vide ; il y régnait une odeur de mort et de corruption, le  plafond semblait dégouliner de sang. Je montai l’escalier quatre à quatre, le loup à mes côtés, Gwenola qui nous suivait en marchant, et en continuant à jouer. Le spectacle qui nous attendait à l’étage était au summum de ce que je craignais de voir. Cinq corps étaient disposés dans un symbole tracé au sol, et un homme psalmodiait en direction d’une fenêtre dans le mur. Et soudain, je m’aperçus que ce ne devait pas être une fenêtre, mais un véritable portail matériel qui s’entrouvrait vers quelque-chose d’infiniment sombre et désespéré.

M’apercevant, l’officiant prononça une incantation rapide. Je vis bondir vers moi un nuage d’une noirceur absolue que j’évitai de justesse. Le nuage disparut derrière moi. À cet instant, Gwenola manqua une note. Puis une autre. J’entendis le loup pousser un hurlement de rage alors que l’homme semblait se déformer, se transformant en un nuage de brouillard.

Je vis distinctement les auras. Des corps des cinq victimes émanaient des ectoplasmes qui se dirigeaient en direction de la porte monstrueuse. À ce moment, le brouillard changea de forme et frappa. Il avait pris la forme d’un serpent gigantesque dont la tête était celle d’un bélier monstrueux, déformé dans un rictus de haine. Il me heurta en plein élan, je vis le mur s’approcher à toute vitesse et ressentis une vive douleur dans la cuisse droite. Le loup bondit. Le bélier lui fit face, esquiva la charge, et tenta de porter un nouveau coup de tête. Je vis le loup effectuer un bond prodigieux pour éviter le coup, un bond qui ne tenait plus de l’animal, et pas non plus de l’humain. Il me révélait d’un coup son essence surnaturelle, m’offrant en même temps un répit. Ne sachant si j’étais moi-même touché, je m’inquiétai pour  Gwenola, et tentai de prendre de ses nouvelles.

  • Gwenola, ça va ?

Pour toute réponse, la harpe se remit à jouer. J’oubliai ma douleur, et tentai d’analyser la situation. Le chien, ou le loup, se battait comme un possédé, sautant, virevoltant, mordant le monstre avec une vitesse et une agilité inimaginables. Le portail maléfique semblait alimenté par l’aura des corps. Ceux-ci étaient parfaitement alignés dans les branches du pentagramme. Je tentai de déplacer l’un d’entre eux. Une résistance semblait s’opposer à moi, supérieure à celle du simple poids du corps. Bandant mes muscles, en dépit de la sensation à ma cuisse, j’empoignai le corps. Il ne bougea pas. Puis la musique changea. Je m’arcboutai, et hurlant comme un haltérophile, je projetai d’un coup le corps dans l’ouverture de la porte et l’entendis dévaler l’escalier derrière. Une force inconnue m’habitait. Je saisis le second corps. Le monstre tenta de s’interposer ; dans le mouvement, le corps frappa la tête de bélier, s’empala à moitié sur les cornes finit lui aussi dans l’escalier. D’un mouvement continu, je frappai la tête du poing, et fut moi-même surpris de voir le monstre accuser le choc. Le loup en profita pour mordre le cou, juste au-dessus des écailles. Le serpent se releva, le loup accroché sous sa gorge, et tenta de le secouer. Je saisis le troisième cadavre et le lançai comme les autres. Il avait paru plus léger que le premier,  passa au travers de la porte et s’écrasa contre le mur du fond avant de tomber au bas de l’escalier. Je sentais le portail décliner, le serpent perdre ses forces. Ne lui laissant guère plus de temps, je projetai le quatrième cadavre au-dehors. Le monstre poussa un hululement impressionnant, le loup toujours accroché à sa gorge, et déchiquetant ce qu’il pouvait. Notre stratégie semblait couronnée de succès. Je pris le dernier cadavre, et l’envoyai en bas de l’escalier,  le portail disparut comme s’il n’avait jamais existé. Le monstre  changea de forme. Il reprit une apparence humaine, mais son état semblait critique. Le loup était toujours accroché à sa gorge, qui était visiblement ouverte et saignait abondamment, et au moment où il acheva sa transformation, j’entendis un craquement sec et sinistre dont je ne comprenais que trop bien la signification. L’homme vêtu de noir, maculé de son propre sang, s’effondra au sol, alors que le loup poussait un gémissement plaintif et se précipitait vers la sortie. Je le suivis.

Gwenola s’était arrêtée de jouer, et elle reposait sur le sol, livide. Je tâtai son pouls. Il était faible. Elle me suivait des yeux. Elle était donc consciente. Je la pris dans mes bras, mais son regard insistait sur sa  harpe. Je l’emballai donc et la portai dans mon dos. Le loup marchait à mes côtés comme s’il avait des regrets de ne pas pouvoir la soulever lui-même. Au vu de ses prouesses en combat, je pouvais être certain qu’il était bien plus fort que moi, et que n’importe quel humain ordinaire. La force surnaturelle dont j’avais fait preuve grâce à la musique de Gwenola était définitivement hors norme. Une forme de magie spécifique, sans doute unique à ce monde partiellement onirique.

Portant Gwenola, je parvins finalement à l’appartement de Josiah. Il était la seule personne qui pût agir  de ce côté de la réalité, et je comprenais instinctivement qu’il  ne fallait pas ramener Gwenola  dans le Jour  pour la soigner. Le peu de force vitale qui lui restait provenait sans doute de la ville, de quelque influence magique ou mystique qui ne pouvait se manifester ailleurs. J’espérais fortement que Josiah avait eu l’idée de  venir dans la Nuit. Fort heureusement, il y était.

À notre vue, il se précipita, follement inquiet, et ses yeux s’embrumèrent lorsqu’il ausculta Gwenola.

  • Comment va-t-elle ? Qu’est ce qui lui arrive ?
  • Ce nuage noir est une malédiction mortelle. Ce sorcier méritait mille fois la mort pour l’avoir simplement employée. Elle a de la chance d’être encore vivante. Ou peut-être de la chance d’être ce qu’elle est.
  • Est-ce …
  • Elle ira bien, je vais faire le nécessaire. Je vais m’occuper d’elle. Faites-moi une promesse : annoncez à sa nounou qu’elle reviendra au troisième  matin, celui qui vient étant le premier. Et vous-même ne revenez pas dans la Nuit avant ce même
  • Comment puis-je vous aider ?
  • Vous avez fait tout ce que vous pouviez faire. Le champion et le gardien de la  Dame ont combattu et vaincu l’envahisseur. Maintenant laissez faire le médecin. Je savais que j’aurais un rôle à jouer dans cette histoire. Je suis honoré de celui qu’il  m’est donné de tenir. Gilles, je vous souhaite tout le bien. Maintenant, laissez-moi la traiter.

Je pris congé, laissant Gwenola aux soins de Josiah. J’avais la certitude qu’il s’occuperait d’elle au mieux de ses capacités.

Au matin, je partis au service d’urgences prendre des nouvelles de Penumbra. J’appris qu’elle était sortie du coma moins d’une heure après avoir été admise, et qu’elle était en observation pour une journée. Je dus attendre l’après-midi pour lui rendre visite. J’avais passé la matinée avec Jérôme, le récit de la nuit ayant fait l’essentiel de notre conversation.

A l’hôpital, je fus De jour, et dans un pyjama de l’hôpital, elle semblait moins impressionnante, mais sa voix, sa diction laissaient toujours mal à l’aise.

  • Gilles … vous permettez que je vous appelle ainsi ?
  • Je vous en prie.
  • Que s’est-il passé ? Quelque-chose me retenait prisonnière, j’étouffais, et soudain la pression s’est relâchée, je me suis retrouvée libérée, j’ai pu m’échapper.

Je luis fis le récit de notre soirée. Elle connaissait le monde de la Nuit, mais n’avait jamais voulu y pénétrer. « Je ne veux pas y amener ce qui me hante » me dit-elle.

  • Qu’est-ce qui vous hante ?
  • Des esprits, venus d’ailleurs. De vieux ennemis de tout ce qui est établi, qui ont plus du fantôme que du poltergeist. Mais ce ne sont pas des morts.
  • Je suis surpris de la véhémence avec laquelle vous insistez pour affirmer ne pas contacter de morts.
  • Une question d’honnêteté intellectuelle, peut-être d’honnêteté tout court. Surtout sur ce sujet épineux des morts. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point des gens sont prêts à tout pour contacter des morts. Beaucoup de faux voyants, spirites, ou médiums exploitent ces faiblesses. Certains finissent riches, d’autres finissent rapidement. Les vivants ont parfois la vengeance prompte pour de telles tromperies.
  • Vous semblez ne pas les apprécier.
  • Ceux d’entre nous qui sont dotés d’un pouvoir réel, don ou malédiction, avons beaucoup de difficultés à l’assumer pleinement. Nous n’avons pas souvent le loisir de nous en servir à bon escient.
  • Qu’avez-vous contacté hier soir ?
  • Il se nomme Estregir, ou se fait nommer ainsi. Son regard perce les distances et les secrets, y compris ceux, sombres, des âmes. Il a vu l’humain Kermadec rechercher la puissance. Il a été témoin de son pacte avec le fomoire T’iar’iag. Il avait entrepris de dévoiler par mon entreprise, cette abomination, lorsque T’iar’iag en personne a perçu le danger et interrompu la conversation de la manière la plus brutale en sa possession. La cérémonie en cours lui en donnait le pouvoir, même si cet usage a finalement retardé sa venue et vous a donné le temps de gagner.
  • Était-il si proche de l’accomplissement de son plan ?
  • Jugez-en vous-même. S’il a eu la possibilité de transformer son prêtre, il était proche de la capacité de franchir le seuil lui-même. Il l’aurait sans doute fait à la fin de la nuit.
  • Et vous, que vous est-il arrivé ?
  • Empêché de vous parler, Estregir s’est fâché. Non pas après moi, ni après vous, mais contre T’iar’iag. Il a utilisé mon corps pour répondre à votre question malgré tout, et m’a retenue, prisonnière dans un sens, mais pas contre mon gré, de manière à me protéger le temps de l’intervention. Je vous remercie d’avoir pris soin de moi pendant mon absence, il m’aurait été désagréable de ne plus avoir d’enveloppe charnelle où rentrer.
  • Quelle horreur ! Vous auriez rejoint ces esprits que vous côtoyez ?
  • Sans doute. C’est probablement mon destin, même si cela a été retardé. J’y suis préparée.
  • Et vous n’appelez pas cela la mort ? Avec pourtant un cadavre…
  • Les morts sont ceux dont les esprits sont partis, pas ceux dont les corps ont cessé de vivre.
  • Je vais devoir réfléchir à cette définition.

Je passai les deux jours qui suivirent à travailler avec Jérôme, et eus une autre discussion instructive avec Penumbra.

Conformément aux instructions de Josiah, j’attendis le troisième jour pour aller rendre visite à Gwenola chez elle. Madame Guezennec m’ouvrit.

  • Bonjour monsieur Dumas. Gwenola est rentrée cette nuit. Elle est en pleurs la pauvre petite, mais  elle  a dit qu’elle vous attendait.

Je me précipitai dans le salon de Gwenola. Celle-ci pleurait dans son fauteuil, blottie contre le chien.

  • Gilles … Josiah est parti.
  • Comment, parti ?
  • Il est mort, Gilles. Il est mort pour me soigner. Une vie pour une vie. Il n’aurait jamais dû, et je ne pouvais rien faire pour l’en empêcher.

Le choc faillit me faire défaillir. Je comprenais mieux ses paroles énigmatiques à notre dernier entretien. Il savait ce qu’il en coûtait de soigner cette malédiction. Je pris Gwenola dans mes bras, comme je l’aurais fait si j’avais une petite sœur.

Il me fallut du temps pour la consoler …

 

[1] Bibliothèque Universitaire

[2] Le Parlement de Bretagne a été victime d’un incendie le 5 février 1994. Les travaux de restauration durèrent jusqu’en 1999.

[3] Tribunal Pénal International