La sirène annonça la fin de l’alerte. Dehors, un véhicule équipé d’un haut-parleur diffusait un message. Suivant la longue file, Marco sortit de la station de métro où il avait passé les deux derniers jours, pratiquement sans nouvelle de l’extérieur. Les principaux nœuds de communication ayant été coupés, personne n’était présent pour reboucler les communications en local. Pourtant, Rome n’avait pas été touchée.

Un premier coup d’œil vers le ciel l’alarma. Quelque-chose semblait comme flou, indistinct. Marco regarda sa montre. Huit heures. L’air était glacial. Il aurait dû faire jour, l’aurore aurait dû poindre là-bas, vers l’est, mais aucune lueur ne se montrait, à part une aura diffuse comme par une journée couverte. Mais ce n’était pas le cas. Pas tout à fait. Un vent fort soufflait depuis le nord. Un vent avec une vague odeur de fumée, si l’imagination de Marco ne le trahissait pas.

Marco n’était pas le premier à sortir, et de loin. Les rues de Rome étaient déjà noires de monde, et un brouhaha enflait, un mot d’ordre que semblaient se répéter les gens dans la foule. « A Ludia ». « Ludia ». Le nom de la mégacorp semblait se répercuter de partout dans cette foule, le siège de Ludia, l’ancien état du Vatican, qui avait conservé son statut d’état souverain, mais contrôlé par la multinationale des loisirs, du jeu, et de la production cinématographique, se trouvait seulement à quelques rues. Quelques rues encombrées de monde et d’ordures que les romains courageux ou désinvoltes qui n’avaient pas quitté leurs domiciles avaient accumulées pendant les deux journées de terreur, alors que le reste de la population était resté caché sous terre.

Marco avait douté de la survie de quiconque si la ville avait été visée. Mais il avait néanmoins suivi le flot, en partie pour protéger des survivants. Au cas où …

De sa position, derrière des dizaines, des centaines de milliers de personnes, Marco pouvait voir, loin devant lui, des banderoles portées au front de la place Saint Pierre. Les manifestants étaient placés à l’extérieur de la barrière symbolique qui séparait Rome du siège de la corporation. La foule avait enflé. Le son également. Des centaines de milliers de gorges clamaient leur colère, leur haine, à l’égard de cette compagnie qui comme d’autres avait été responsable des bombardements. Prudemment, Marco se rangea vers un porche, qu’il finit par atteindre en navigant dans la marée humaine.

Ses craintes ne mirent pas longtemps à être réalisées. Les soldats corporatistes, équipés de matériel anti-émeute, étaient sortis en masse des bâtiments du Vatican, et bloquaient l’accès à la place. Toute la poudre était sèche, exposée. L’étincelle partit d’un coup. Une vague partit d’un côté. Des soldats, nerveux, pointèrent leurs armes. Un coup partit. L’onde frappa au milieu de la place, des gens se mirent à courir. Il n’y avait plus de place derrière, alors ils se ruèrent vers la zone libre, où se trouvaient les soldats. D’autres soldats tirèrent. Des gens tombèrent, aussitôt piétinés par la foule en panique.

Puis un soldat tomba, touché par un projectile d’assez gros calibre pour transpercer son bouclier. Ce fut le début du carnage. Les soldats, leurs armes bloquées en automatique, continuaient d’arroser tout ce qui arrivait sur eux. Des gens se bousculaient dans tous les sens, se piétinant, refluant d’abord vers l’extérieur, puis courant vers la place où se trouvaient les soldats, qui continuaient à tirer.

Marco commençait à penser à toute vitesse. Quelques dizaines de soldats tenaient la place, tirant sur tout ce qui bougeait. Des milliers de personnes risquaient de tomber sur place, sous leurs balles, sous le piétinement. Il se lança, exploitant toute la puissance de ses améliorations cybernétiques pour ouvrir la porte du bâtiment devant lequel il se trouvait. Un escalier monumental menait à l’étage. Il l’escalada à toute vitesse, son sonar lui fournissait un plan sommaire des environs, et trouva rapidement l’escalier menant aux étages supérieurs.

Après avoir fracturé une porte de plus, et avoir débouché sur le toit, il examina la situation. D’autres personnes avaient eu des idées analogues, du moins la foule se déversait en partie dans les bâtiments alentours. Pestant contre la destruction des satellites, ce qui le privait de ses moyens de localisation,  il se lança dans une course compliquée, pour parcourir les quelques centaines de mètres qui le séparaient encore de la place Saint Pierre, sans éveiller l’attention. Il finit par repérer les tireurs embusqués. Deux personnes portant l’uniforme de la compagnie de sécurité corporatiste, et qui tiraient sur la foule avec leur fusil laser sans se montrer.

Le bond de Marco les prit complètement par surprise. Il posa le pied sur la tête de l’une d’elles, lui brisant la nuque d’un coup, et envoya l’autre en déséquilibre sur le bord du toit, d’où elle retomba plusieurs étages plus bas. Marco prit soin de ne pas laisser les fusils retomber. Au lieu de cela, il en prit un, et se mit en position. L’émetteur  du viseur se cala directement dans sa main, transmettant l’image du tir dans les cyber optiques Zeiss de Marco.

Le fusil laser est une arme relativement lente à recharger, guère capable de tirer plus d’un coup par seconde. A chaque seconde, un garde armé tombait, frappé dans l’une des faiblesses connues de l’armure. Les soldats non armés se retrouvèrent rapidement seuls face à la foule menaçante, et tournèrent les talons rapidement. Pas assez pour la plupart d’entre eux, rattrapés, piétinés par la bête en colère. Les autres furent à leur tour absorbés alors qu’ils tentaient de franchir les portes des bâtiments qui avaient été fermées derrière eux, leur bloquant toute retraite. La bête les absorba à leur tour.  La foule était arrêtée devant les portes des bâtiments du siège de Ludia, l’ancienne cathédrale Saint Pierre.  Quelques personnes reculèrent pendant que quelqu’un s’affairait sur la porte principale. De son observatoire, Marco reconnut facilement la manipulation effectuée : des charges de démolition furent rapidement placées et utilisées. La grande porte tomba d’un seul bloc, et la foule entra. Cette fois, ceux qui étaient en tête étaient armés. Marco entendit les détonations d’armes à poudre, favorites des combattants de rues, pendant encore quelques minutes. Puis le feu se tut alors que la foule continuait à entrer dans les bâtiments de la mégacorp.

Marco se préoccupait déjà peu de cette émeute, il regardait le ciel. Le soleil – Sol pour les spaciens – devait déjà être haut, mais il était invisible. La nuit restait noire, et le froid glacial. Puis la nuit descendit d’un coup sur Rome. Le vent du nord avait poussé quelque nuage de débris, et ceux-ci retombèrent mêlés à ce qui aurait dû être des flocons de neige. La neige était noire et grasse. Marco appela son chronomètre sur son visuel. La date le frappa, il ne s’en souvenait pas. Il était au vingt et un  décembre, le premier jour de l’hiver. Il douta de jamais voir le printemps.