Chapitre 1 – Exfiltration

  • Shéhérazade, j’ai un travail pour vous. Venez dès que vous recevez ce message.

Le message laissé sur la boîte aux lettres était laconique. Non signé également, mais seul Joe avait l’adresse de cette boîte. Cela faisait quelques temps qu’elle travaillait avec lui occasionnellement, et une certaine confiance s’était instaurée entre eux.

Shéhérazade se prépara rapidement, vérifiant ses chargeurs, ses niveaux et ceux de sa moto, avant de l’enfourcher en destination du QG de Joe. Là, seul un œil exercé tel que le sien pouvait se douter qu’il ne s’agissait pas d’un simple pavillon de banlieue. Quelques caméras discrètes, de simples fibres de verre étaient reliées au centre du dispositif, et un ou deux guetteurs se trouvaient dans le voisinage. En intermédiaire bien établi, Joe avait les moyens d’assurer sa protection.

Plusieurs véhicules étaient garés à l’intérieur du parking couvert. La réunion devait être technique, et relativement importante. Shéhérazade gara sa moto dans l’un des emplacements, et partit d’un pas leste vers le pavillon.

La salle de réunion contrastait avec le goût rustique de l’ameublement. Des pupitres modernes étaient disponibles, des liaisons haut-débit également pour ceux qui préféraient amener leurs consoles – ou qui l’avaient avalée.

Joe était en conversation avec un homme de grande taille, athlétique, aux cheveux d’un blond presque blanc, vêtu de ce genre de costume qui dissimule généralement une protection coûteuse et efficace. Pas la signature corpo, Joe ne l’aurait pas accueilli dans ces conditions si cela avait été le cas.

Il salua Shéhérazade avec une distinction dont elle n’était pas coutumière.

  • Ravi de vous rencontrer mademoiselle, on m’a parlé de vous en termes très élogieux. Je m’appelle Jürgen.
  • Jürgen, pas Mister Johnson ?
  • Je m’implique beaucoup plus que cela dans les opérations, et je n’ai pas une deuxième équipe destinée à vous éliminer après.

L’homme semblait connaître les codes du milieu, y compris un certain nombre de cas d’opérations troubles.

  • Encore heureux.  Je vous écoute. Que voulez-vous faire ?
  • Un enlèvement. D’une personne qui attend le contact, mais il risque d’y avoir de l’opposition.
  • Corpo ?
  • Ici même à Rennes, et en pleine ville. Et après-demain. Je fournirai de la diversion pour la couverture sur le retour. A priori c’est simple. A priori. Vous connaissez le métier. 50K pour l’opération. Plus les frais s’il y en a.

On y était.  L’homme avait dit tout ce qu’il pouvait sans trop se compromettre si l’exécutant se défilait. Il ne craignait pas la trahison. D’autres auraient été plus discrets. Mais ce commanditaire semblait rechercher la confiance. Si l’opération était simple, le prix proposé était généreux.

  • Ça marche. Suivez-moi, on en discute avec mon équipe.

Le fait de maintenir l’intermédiaire hors du jeu était une pratique courante. Cela diminuait les risques, y compris pour Joe qui touchait sa commission juste pour la mise en contact, et avait toutes les raisons pour ne pas connaître les détails. Celui-ci fit un signe à Shéhérazade, alors que Jürgen était sorti.

  • Quelque-chose que je dois savoir ?  dit-elle.
  • J’ai de bonnes raisons d’avoir confiance en Jürgen. Il y a une dizaine d’années quand j’étais moi-même dans le business, il m’avait commandité une mission dans le genre, ça doit être son dada. On avait livré le colis, mais on a été retracés et poursuivis. Ca tournait mal, quand lui et les deux gars qui avaient assuré la réception sont arrivés pour nous tirer d’affaire. Il n’y était pas obligé, et il a pris des risques. Je n’ai pas d’autre commentaire.
  • OK, merci.

Rejoignant Jürgen au garage, Shéhérazade le mena à travers les secteurs urbains jusqu’à son point de rendez-vous. Le protocole ordinaire impliquait une rencontre en un lieu qui ne compromettait personne, et il incombait à « Mr Johnson » de faire confiance à son employé pour ne pas tomber dans un piège.

De fait, le second entretien eut lieu dans une salle d’une association locale. Shéhérazade était toujours seule, mais l’ordinateur portable à côté d’elle indiquait une liaison avec l’extérieur.

– Combien de personnes au bout du fil ? demanda Jürgen.
– Deux. Mon binôme et notre informaticien.
– OK. Déjà, en premier lieu, cette mission devrait être facile, mais MVH est en alerte actuellement. Je ne sais pas encore pourquoi.
– Je confirme, fit une voix déguisée en provenance de l’ordinateur. Ils ont renforcé leurs protocoles de sécurité sur leurs sites, et rappelé toutes leurs unités lourdes en service. L’alerte sur leur site de Rennes n’est finalement qu’administrative, ils ont tout le personnel d’astreinte disponible.
– Vous n’auriez pas à intervenir dans l’enceinte. Voici votre sujet.
Il présenta une photo, et une clé mémoire à Shéhérazade, laquelle passa la clé mémoire dans l’ordinateur. La photo représentait une jeune femme brune assez attirante, aux cheveux mi- longs, dans un tailleur élégant.

– Marie Le Guen, 22 ans.
– Vous enlevez des gosses dans les corpos maintenant ? Je croyais que les extractions concernaient des vieux Professeurs Cosinus à lunettes et à moitié chauves.
– Cette demoiselle au tempérament bien trempé est l’un des meilleurs ingénieurs de production de MVH.
– Quelles sont les conditions de l’interception ?
– Elle attend cette extraction depuis plus d’un an. La phrase de reconnaissance est dans le dossier. Le samedi matin, elle sort du village MVH accompagnée de sa garde du corps. Ici : Stéphanie Harsoud. Elle n’a pas de cyber, mais elle est bien équipée sous ces vêtements. Marie et Stéphanie sont amies, Marie demande souvent des conseils à Stéphanie pendant son shopping du samedi, où elles visitent le centre TWS. Du coup, Stéphanie ignorera les ordres qui sont d’éliminer sa protégée si celle-ci est enlevée.
– Qu’est-ce qu’on fait d’elle ?
– Neutralisez-la sans casse. Inutile de la tuer ou la mutiler. En plus, il y a peu de bons éléments dans MVH. Laissez-leur une chance d’en conserver.
– Elle ne portera pas de casque ?
– Non, par contre ne comptez pas sur un gaz. Prenez plutôt ceci en premier lieu.
Le commanditaire sortit un objet court de sa mallette. Shéhérazade ne put se retenir de siffler entre ses dents. Une arme sortie directement de la panoplie des forces spéciales.

– Un tir déclenche le départ d’une goutte à haute vélocité, qui traverse la peau à deux mètres. L’effet est une neurolept-analgésie de deux minutes, qui commence à peu près six secondes après le tir. Cet engin contient quatre doses, et il n’est pas rechargeable. Prévoyez d’entraver la fille pour après son réveil.
– Compris, on la laisse vivante et ficelée. Pour l’évacuation ?
– J’ai prévu une couverture. Un rigger va démarrer du quatrième niveau du parking. Assurez-vous qu’il ne reste pas de caméra qui montrerait l’absence de transbordement, et sortez votre sujet dans un véhicule couvert.
– Compris, fit la voix dans l’ordinateur, mon travail va consister à assurer la couverture vidéo de l’événement. On ne doit voir aucune image de nos agents sur les caméras de surveillance, de leur entrée dans le centre à leur sortie avec le colis.
– J’ai autre chose à vous demander ? dit Jürgen. Ce bloc mémoire contient un programme à diffuser sur le réseau à un moment donné, d’ici six mois environ. Un gros bloc de données accompagne le programme. C’est complètement encrypté, il vous faut les autres blocs pour le lire. Le programme est un ver qui va chercher ces autres blocs qui seront diffusés en même temps. Le tout est chaud, vous devrez trouver une ligne à brûler pour l’envoyer. Je vous donne 10k maintenant pour garder le bloc mémoire hors du réseau jusqu’au signal, et je vous fais confiance sur l’envoi. Par contre, le bloc mémoire contient un traceur qui vous permettra de suivre la progression et de charger le contenu final, ainsi que tout le protocole pour obtenir l’ordre d’envoi. Ça vous convient ?
– Pourquoi ce manège ?
– Le contenu doit rester secret, jusqu’au moment où il devra être diffusé de façon que les corpos ne puissent pas le bloquer. Et à ce moment la diffusion mondiale doit être assurée. On doit pouvoir lire le bloc de Washington aux Kerguelen.
– C’est si important ?
– Vous ne pourriez imaginer à quel point.

Chapitre 2 – Enlèvement

Lorsque Shéhérazade rentra dans le complexe souterrain qui leur servait de base, elle trouva Tony, son coéquipier, en train de discuter avec Jimmy, le hacker de l’équipe. Ils étaient en apparence simplement en train de discuter en portant des lunettes étranges, et faisant de grands gestes de la main. Dans leur réalité virtuelle, ils avaient sorti les maquettes du centre commercial, et cataloguaient toutes les issues. Les routes commençaient à se dessiner, avec les points d’interception prévus, chemins d’évacuation, options d’urgence, postes de tir, tout ce que les deux agents auraient à stocker dans leurs plans dynamiques pour l’opération.

Jimmy tendit un G9002 à Shéhérazade. Joins-toi à nous, on a du boulot avec un délai aussi court. Elle chaussa les lunettes et commença à étudier les plans.

Le duo traversait le centre commercial. L’une des jeunes femmes, plutôt sportive, épaisse même, était engoncée dans une combinaison de moto d’un gris neutre, aux poches bien remplies et marchait en surveillant son environnement et les gens qui passaient à travers d’épaisses lunettes. S’il en était besoin, l’oreillette discrète qu’elle portait à gauche évoquait encore plus sa fonction. L’autre, élancée, vêtue avec une élégance certaine mais discrète, repérait plutôt les vitrines, les présentoirs, et finit par entrer dans une boutique d’accessoires.

Quelques secondes plus tard, Tony entrait dans la boutique, et partit directement vers la vendeuse.

  • Mademoiselle, pourriez-vous m’aider à choisir un nœud de cravate assorti à ceci ? Je n’ai pas dormi depuis 5 jours, mais je ne conduis rien de rapide.
    Marie Le Guen, prise par surprise, faillit manquer un pas en entendant la phrase clé. Sans perdre toutefois son naturel, elle confirma le contact :
  • Un effet de méta-amphidiase ?

Tony se retourna vers elle et confirma

  • Plutôt une para-amphine, elles sont plus  pointues ».

A ce moment, Shéhérazade fit son entrée par la porte « privée » de la boutique. La vendeuse la regarda d’un air éberlué « qu’est-ce que vous… »

Sentant un danger immédiat, la garde du corps avait aussitôt déplacé sa main gantée vers sa veste. Un clic trahit un holster automatique. L’arme discrète dans la main de Tony la prit complètement au dépourvu. Elle ne vit pas arriver la goutte d’anesthésique qui la cueillit en plein visage, et continua à dégainer. Consciente du délai nécessaire, Shéhérazade coucha la vendeuse au sol d’un fauchage rapide, et disparut derrière la porte qu’elle venait de franchir. Tony se jeta au sol également, entraînant Marie Le Guen dans sa chute, et la couvrant de son corps.

La garde du corps avait fini de dégainer, et jeta un regard circulaire. Sa cible s’était jetée derrière la porte arrière de la boutique. Sa protégée était au sol, sous un autre client qui la protégeait de fait.  Pointant son arme vers la porte ouverte, elle tendit une main vers Marie. Et s’effondra au sol. Vif, Tony s’était précipité pour la soutenir et empêcher qu’elle fasse feu en tombant. Précaution inutile, il remarqua aussitôt qu’elle n’avait pas retiré la sécurité. La jeune corpo s’alarmait.

  • Stéphanie ? Qu’a-t-elle ?

Tony, qui venait de tirer de son arme sur la vendeuse, sortit des liens rapides de sa poche en disant :

  • Elle se réveille dans deux minutes, on la ligote, la vendeuse aussi, et on se casse. L’alerte est déjà donnée.

Shéhérazade avait déjà ligoté la vendeuse avec un lien autocollant. Marie suivit Tony. Ils descendirent plusieurs niveaux,

  • Et maintenant ? dit-elle.

Shéhérazade lui répondit en lui transmettant un sac.

  • A poil. Il y a sûrement un traceur sur vous. Retirez-tout, y compris sous-vêtements, sac, pièces d’identité, cartes de paiement. Tout est grillé.

Sans discuter, Marie s’exécuta, et passa le survêtement et les chaussons. Tony revint, emballa rapidement les affaires de Marie dans un grand sac, et mit celui-ci dans le coffre d’une étrange voiture surbaissée qui semblait attendre. Il avait à peine fermé le coffre que la voiture démarra en accélération maximale, émettant un feulement mécanique qui disparut dans un tunnel d’accès.

Shéhérazade entraîna Marie dans un van, et elle la fit s’installer à l’arrière, où sa moto se trouvait également sur une rampe, prête à être éjectée vers l’arrière si nécessaire. Tony prit les commandes du van.

  • Jolie moto. Complètement custo. Il y a de l’armement dessus ?
  • Pour ça oui, tu peux me croire. Sinon, moi c’est Shéhérazade, mon copain c’est Tony, et on vous extrait pour le compte d’un certain Jürgen.
  • Je n’avais pas eu de nom. Tout ce que je connaissais c’est cette phrase de reconnaissance. Au fait, merci de ne pas avoir fait de mal à Stéphanie. Elle reste loyale à KPM et tout, mais c’est une amie.
  • Le commanditaire a insisté sur ce fait et nous a donné le moyen de la neutraliser sans casse.  Rien qu’au scan je peux te dire qu’on n’aurait pas pu traverser sa combinaison autrement qu’avec une arme lourde, ou en tirant dans la tête.
  • Je le remercierai alors. On a combien de temps à passer ensemble ? Pas de raison de se faire la gueule, n’est-ce pas ?
  • On t’héberge pour quelques heures à quelques jours, jusqu’à ce que Jürgen vienne te chercher. Ce côté-là sera sans doute un peu sommaire, on n’a pas le standard cinq étoiles. Après ça, bonne chance à toi.

Le véhicule pénétra dans une zone résidentielles de la banlieue de Rennes, jusqu’à un pavillon un peu isolé. Le van entra dans le garage.

  • Hé, pas si moche ! dit Marie.
  • Non, on a du confort quand même. On y est jusqu’à ce qu’on te livre, après on déménage. Précautions. Ton boss connaît cette adresse maintenant.
  • Précautions, OK. Quant au terme de boss…
  • Il est plus qu’un passeur. Il prend des initiatives, et dirige l’opération, entre autres.

Le trio sortit du garage, et entra dans la pièce principale du rez-de-chaussée.
Cette pièce était encombrée d’ordinateurs, avec de multiples unités centrales, et un nombre important d’écrans tapissaient les murs. Un jeune homme à la peau très sombre était affalé dans un fauteuil de bureau, il n’avait pas remarqué l’entrée des trois arrivants.

Chapitre 3 – Réactions

  • Putain, putain …

Le jeune hacker ne semblait pas en mesure de dire quoi que ce soit d’autre.
– Merci pour l’accueil, dit Marie,  je te promets de faire appel à quelqu’un si c’est vraiment ce qu’il te faut. Mais c’est quoi ton problème ?

Bonjour. Euh, pardon. C’est pas toi. C’est ça, (oh, putain…).

Il lança un document audio depuis son interface.

  • C’était sur toutes les fréquences des satellites à la fois.

Un canal audio s’activa.

  • Ici mission Exodus, nous quittons la Terre définitivement.
  • Joli hack. Qui a fait ça ?
  • C’est justement ça le problème, regarde ces images, en direct de Mauna Kea.

L’écran changea, pour montrer une portion de sol lunaire. Un autre écran affichait la même région. La différence était nette.

  • Ils sont partis. C’est la base lunaire qui est partie. Trois bâtiments de 250 mètres de long. Envolés (putain…)
  • .. dit Marie.
  • Pas de débris, rien. On ne peut pas dire qu’ils ont explosé. Ça aurait fait un cratère conséquent.
  • Non, les traces des bâtiments sont encore nettes, même pas brouillées. Pas d’explosif. Pas de moteur fusée non plus, ils auraient envoyé de la poussière partout. Et vu le nombre de milliers de tonnes, il aurait fallu plus de carburant qu’on n’en a jamais monté.
  • Des moteurs ioniques ?
  • Non, les traces de plasma seraient bien visibles. On n’a pas de technologie qui pourrait faire ça.

La jeune ingénieure semblait complètement dubitative.

  • Reprenons,  dit-elle. On n’est pas le 1er avril, mais le 2 juillet. Ce n’est pas le jour des mauvaises blagues. D’autres observatoires confirment ces vues ?
  • Arecibo depuis deux minutes.
  • Ça fait un sacré tour d’illusionniste. Un simple camouflage ?
  • Il en faudrait un thermo-optique. La signature infra-rouge est nulle.
  • Albédo ?
  • Tout porte à croire qu’ils se sont vraiment envolés. Ca expliquerait…
  • Quoi ? demanda Shéhérazade.
  • L’état d’alerte des commandos de MVH. Ma garde du corps en connaît, ils ont tous été rappelés de permission d’urgence il y a deux jours.
  • Un moment… dit le hacker.
  • Tu as raison, les deux vaisseaux de transport disponibles ont appareillé en urgence, j’ai les relevés de Cap Canaveral et Kepler. Ils auraient fait ça pour un événement du type de la Rébellion Martienne ?
  • Pas mal plus sérieux même. Mais là ils ne se sont pas tirés avec les ressources, les mines sont toujours là.
  • Reste la question initiale. Comment déplacer des bâtiments de cette taille ?
  • La structure rigide le permet, dit Marie. Il faut répartir la poussée sur l’ensemble de la structure, et le bâtiment reste en un seul morceau. Un beau travail de synchronisation.
  • Oui, mais la poussée de quoi ?
  • C’est bien la question.

Jimmy s’interrompit pour répondre au téléphone.

  • J’ai Jürgen en comm, je l’envoie en conf. Le chiffrement est correct, sans plus, alors soyez prudents.

La voix de Jürgen passa sur les haut-parleurs.

  • Ravi de vous savoir saine et sauve, mademoiselle. Mission réussie pour l’équipe, le reste des fonds est débloqué. Nous avons néanmoins un problème.
  • Lequel ?  dit Marie.
  • C’est votre transport qui vient de partir.
  • Quoi ? Je devais être du voyage ?
  • Oui, mais le départ a dû être largement anticipé. Je n’ai pas encore tous les détails.
  • Qu’est-ce qu’on fait ?
  • Vous êtes libre de toute façon, je pense avoir des propositions de reclassement pour vous. Nous en discuterons. En attendant, pour le hacker du groupe…
  • Présent.
  • La pièce jointe qui arrive est la clé pour l’activation du programme. Cela aussi a été avancé. Activez l’ensemble à zéro heure locale. Je vous conseille de suivre le développement, je crois que le procédé est plutôt élégant.
  • Un peu, oui, rien que pour ce que j’ai pu lire. A quoi ça sert au final ?
  • Rien de destructeur, bien au contraire. Bonne journée, j’espère vous rejoindre dans la nuit. Vous en saurez bientôt beaucoup plus.

La communication s’interrompit. La conversation continua. La glace avait été rompue avec la nouvelle arrivante, pas du tout « pétasse corpo », mais une jeune ingénieure et technicienne particulièrement douée et formée. Elle et Jimmy parlèrent beaucoup de supputations concernant le contenu des données.

Avec Marie à ses côtés sur une autre console, Jimmy passa la soirée à activer des relais sur Internet, préparer des transferts de données à haute vitesse, le tout dans le but de faciliter le passage du ver et sa diffusion dans les nœuds.

A minuit précise à l’heure européenne, le minuteur lança le programme sur un  serveur situé à Rennes. En quelques minutes, quatre copies étaient lancées sur autant d’autres têtes de réseau, en Europe. L’une d’entre elles, à Berlin, avait trouvé un autre fragment. Les deux fichiers fusionnèrent.

Deux sauts plus tard, alors qu’un autre fragment avait été absorbé par un groupe de quatre sur Bombay, un autre fragment isolé fut intégré à Vienne.

Jimmy avait placé une carte des interconnexions, et suivait à la trace « ses » paquets au fur et à mesure de leur intégration dans des blocs. A deux heures du matin, il suivait plus de six cent blocs, dont certains montaient à vingt-cinq paquets de taille.

A deux heures vingt-cinq, Marie vit un bloc lancer une liaison vers la bibliothèque de l’ONU, et le signala à Jimmy. Il lit les données pointées par l’adresse.

  • C’est un article en clair, la déclaration universelle des droits de l’homme. Ils s’en sont servis comme clé finale. L’art du symbole. Trente-deux blocs interdépendants. Des centaines de copies sur le réseau. Impossible à intercepter. Impossible à cacher. Ceux qui se sont donné le mal de faire ce ver avaient vraiment envie de transmettre ces données à tout le monde. Tu en veux une copie déchiffrée maintenant ?
  • Un peu, oui.

Il fallut encore de longues minutes pour récupérer l’énorme fichier. Shéhérazade, qui avait suivi l’opération de loin, pariait en plaisantant sur la divulgation complète du catalogue et des films en projet de Ludia.

Marie se jeta sur le premier partiel lisible du fichier.

  • Legs d’Alembert. D’Alembert c’est ce français qui a créé l’Encyclopédie, vers le XVIII° siècle. Ça promet.

Les premiers éléments du fichier étaient un simple texte. Le préface, rédigé par une certaine Jennifer Murdock (« mais je connais ce nom-là, je l’ai vu quelque-part »), au nom d’un collectif « Telemark » (« Ils font du ski ? »).

Jimmy alla se coucher peu après.

Chapitre 4 – Le legs d’Alembert

Marie relut à haute voix, la larme à l’œil :

– « Nous voulons l’humanisme, et non le corporatisme. Éclairer notre chemin, et non pas l’obscurcir. Nous  voulons relancer l’évolution de l’humanité,  et donner un avenir au futur. »

Elle n’avait pas dormi de la nuit. Avant l’aurore, Jürgen était arrivé, et Jimmy qui l’avait accueilli avait trouvé Marie plongée dans cette suite de notes, de mémos scientifiques, de schémas techniques.

– « Intéressant ? »
– « Tout notre futur est dans ces formules. Une avancée majeure, une révolution. Il y a d’autres découvertes, des robots comme dans les livres, mais ce qui compte c’est la partie physique et les plans. La physique est signée du Pr Wajsberg. Je n’ai l’ai pas vraiment connu, mais je l’ai vu dans deux conférences. Il y a eu des prix Nobel décernés pour largement moins que ce qu’il livre là : treize formules qui apportent des réponses à peu près définitives à la nature de l’univers. Puis il y a les plans. Il sont signés François Moretton. J’ai connu un François Moretton. »
– « C’est bien lui. » dit Jürgen.
– « D’accord. On était en cours ensemble. C’était le surdoué de la classe. Il a compris les formules, les a assimilées, et transformées en appareillages.  Et apparemment il est le concepteur du motivateur Wajsberg. »
– « Qu’est-ce que c’est ? » fit Jimmy.
– « L’explication, pour tout ce mystère. Ils en ont entouré leurs bâtiments, ce qui a créé une espèce de champ quantique. Les formules expliquent comment ça marche. Le champ a déplacé les bâtiments en rompant la gravitation. »
– « Comme dans les films de SF ? »
– « A peu près. Il ne restait plus qu’à imprimer une translation par un autre effet, issu de la deuxième formule, et leur vaisseau pouvait se déplacer au dixième de la vitesse de la lumière. »
– « A ce rythme là, même si ça va beaucoup plus vite que les fusées, on ne va pas très loin à l’échelle galactique.
– « Non. C’est une fois assez éloignés du soleil qu’ils ont pu utiliser le tunnel quantique qui les projette dans un autre univers, le temps du voyage. C’est la troisième formule. »
– « Et ils en ressortent ? »
– « Toujours, il faut maintenir les motivateurs en marche pour y rester. »
– « Et là ça va à quelle vitesse ? »
– « Là, Moretton manque de sens pratique. Il l’exprime en multiples de c. J’aime autant dire quatre années lumière par jour, c’est plus simple. »
Jimmy siffla entre ses dents.
– « Ce qui met les premières planètes habitables connues à quelques jours de voyage ? »
– « Oui. »
– « C’est là qu’ils vont ? »
– « Sans doute. Mais en ce moment ils sont encore quelque-part dans le système. J’ai commencé à regarder les plans des moteurs. Ils sont à la portée d’à peu près tout état ou collectivité un peu fortunée. Il va bientôt y avoir foule là-haut. Frankie est vraiment un génie, il a sorti en quelques jours ou quelques semaines les plans complets d’un engin qui aurait pris des années à concevoir. Tout son design est épuré, peaufiné, un chimpanzé peut monter un vaisseau dans l’espace. A condition de pouvoir s’acheter une centrale à fusion. Ce marché là aussi va exploser. »
Jürgen la prit au mot :
– « Mademoiselle Le Guen, pourriez-vous construire un vaisseau spatial ? »
– « Vous êtes sérieux ? » Elle leva les yeux vers lui. Il l’était visiblement.
–  » Je me considère un peu mieux qu’un chimpanzé. » Elle commença à réfléchir de façon plus professionnelle.
– « Les problèmes techniques sont résolus, les plans sont complets, les composants sont tous sur le marché. »
– « Faites une liste aussi vite que possible, avant que les prix grimpent. »
– « Et la centrale ? C’est l’élément le plus cher. »
– « J’ai quelques fonds dont je n’aurai plus besoin si je suis du voyage. »
– « On prévoit pour combien de personnes ? »
– « Quels sont les facteurs techniques ? »
– « La taille importe peu, ce qu’il faut c’est multiplier les motivateurs selon la masse à transporter. Il en suffit de deux pour une cabine d’une dizaine de tonnes. » Une centrale mobile classique nous donne un maximum de trente motivateurs.
– « On ne parle pas d’aller faire un tour dans l’espace comme des touristes. Pour vivre, il faut créer une communauté à l’arrivée. Comptez mille personnes, les volontaires ne manqueront pas (Jimmy levait le bras d’un air enthousiaste). Il faudra aussi du fret pour la communauté. Même l’indispensable sera lourd. »
– « Je ne suis pas logisticienne ..  »
– « Nous en trouverons.  »
– « Alors, il faut partir sur la base d’une coque déjà existante, un bateau pourrait convenir. Il en rouille des dizaines dans les ports. Ce serait sans doute facile de les rendre viables pour l’espace. »
– « Un paquebot ? »
Le cerveau de la jeune ingénieure fonctionnait à pleine vitesse. Elle commençait déjà, mentalement, le travail, les calculs de contraintes.
– « Non, justement. Trop de hublots, de faiblesses structurelles. Je préfèrerais un vraquier, ou un tanker. Très peu d’accès, et une structure renforcée. On a pratiquement les trois quarts de la surface déjà étanchéifiée. »
– « Alors on fait voler un pétrolier ? » fit Jimmy.
– « C’est l’idée. »
– « Je prépare ma liste de courses, on part sur cinquante mille tonnes. Ca va faire fourgon à bestiaux, mais si le voyage dure moins de deux semaines on devrait y arriver. Ce ne sera pas pour les femmes enceintes ni les enfants en bas âge. » Elle se tourna vers la console et commença à prendre des notes. Jürgen sortit avec Shéhérazade et Jimmy.
– « Elle peut concevoir un vaisseau spatial à partir d’un pétrolier ? » demanda Jimmy.
– « Marie a été élusive sur ses études. En fait personne ne lui a posé la question. Si elle était sur la liste de personnes à extraire, c’est à cause de sa fréquentation d’une certaine école en Suisse, financée et sponsorisée en commun par les mégacorps, et où les meilleurs dossiers d’étudiants à l’échelle mondiale sont reçus. »
– « Le CERN – UdG ? »
– « Celui-là même. François Moretton y était. Vous connaissez sans doute plus l’histoire du jeune ingénieur qui a transformé un réacteur expérimental  pour provoquer une pulsation électromagnétique. Ce qui a fait sauter les sécurités et toute l’électronique du campus de KPM, et lui a donné l’occasion et le temps de s’échapper. »
– « Oui, cette histoire là avait transpiré à l’époque et nous a fait rigoler un moment. Mais on n’a plus entendu parler de ce gars après. »
– « Il a été en cavale pendant plusieurs mois, sans que nous sachions où il était. Finalement il a été reconnu dans une équipe qui coopérait avec nous. Il n’a pas été facile de le faire arriver sur la Lune, le transit s’est déroulé via un astroport mal surveillé. Deux mois après il a reçu les formules du Pr Wajsberg. »
– « Et Marie dans cette histoire ? »
– « Elle aurait dû faire partie du voyage, lequel était planifié pour dans six mois. Mais MVH a découvert  quelque-chose et ils ont été forcés de l’avancer. »
– « C’est aussi lourd que ça, ce qu’ils ont découvert ? »
– « Cette technologie nous transporte dans une nouvelle ère. Il fallait le Pr Wajsberg pour les travaux théoriques, il aurait fallu vingt ans de plus sinon. Il fallait Frankie pour la conception des machines. Maintenant, il nous faut Marie pour les réaliser. »
– « Nous ne serons pas les seuls. »
– « Non, j’espère bien. Ce monde est couvert de gens qui sont prêts à tout tenter pour vivre une autre vie. Je compte fortement sur vous, Jimmy. »
– « Pourquoi ? »
– « Vous avez un bon accès aux réseaux sociaux locaux, non ? »
– « C’est vrai. »
– « Il va nous falloir des gens qui veulent faire le voyage, et d’autres qui sont capables d’aider. Des ateliers qui réaliseront les moteurs, ils auront du travail pour longtemps même après notre départ. D’autres qui rendront une coque étanche et aux normes spatiales. Rien de cela ne pourra être réellement dissimulé. »
– « Et les corpos ? Elles pourraient tout détruire. »
– « Elles ont un crédo principal : soutenir l’innovation et en profiter. Elles laisseront des gens réaliser les premiers moteurs, lancer les premiers vaisseaux. Puis elles industrialiseront la fabrication des suivants, une fois que d’autres auront pris tous les risques.
– « Pour ce qui est des brevets ? Wajsberg travaillait pour KPM, ils pourraient les revendiquer ? »
– « La diffusion générale de ce document avant les dépôts rend les brevets caducs. Si quelqu’un fait un recours en justice pour récupérer des miettes, les procès pourront durer des décennies. Ils le savent déjà. Ils ne tenteront pas. »
– « Je pars annoncer le projet sur les réseaux alors. Appelons ça Breizh,  ça vous va ? »
– « Le nom local de la Bretagne. Une terre de navigateurs et d’explorateurs, des marins qui sont allés plus loin que tous les autres.  Un nom qui convient à ce projet. »
Jürgen sortit du pavillon, s’allongea dans l’herbe, levant le regard vers le ciel. C’est là que Marie le trouva encore, à l’aube.
– « Pensif ? »
– « On le serait à moins. »
– « Et vous, quelles sont vos motivations dans tout ça ? Que savez-vous de Telemark ? Je n’en avais jamais entendu parler dans MVH. »
– « Et heureusement. Cela fait beaucoup de questions, mais j’ai au moins une réponse qui simplifie : j’étais de ceux qui ont créé Telemark. »
– « Quand ? Pourquoi ? »
– « Il y a quinze ans maintenant. Je représentais une ancienne association de morale scientifique, que la prise de pouvoir des mégacorps a remise en selle. Des scientifiques nous avaient contactés. Les choses se sont enchaînées à partir de là. »
– « Et que viens-je faire là dedans ? »
– « Vous auriez dû pouvoir les rejoindre. »
– « C’est sûr, au vu de ce qu’ils ont fait, j’aurais voulu, oui. »
– « J’ai personnellement mené l’exfiltration de centaines de personnes au cours de ces quinze dernières années. D’autres équipes ont travaillé sans le savoir pour nous. Parfois elles pensaient œuvrer pour d’autres mégacorps. La guerre entre celles-ci est telle que ces transferts forcés sont monnaie courante. Nous avons augmenté les statistiques. Chaque corporation qui a perdu des hommes soupçonne à peu près toutes les autres de les avoir enlevés. Il n’y a pas eu que de l’action violente : certains ont quitté une mégacorp normalement et ont disparu par la suite. Certains se doutaient de ce qu’ils allaient rejoindre. Tous étaient volontaires pour sortir. »
– « Ça n’a pas pu toujours bien se passer ? »
– « Non, pas toujours. »
– « Et maintenant ? »
– « Les états majors des mégacorps sont en train de plancher sur la nouvelle situation. Vous les connaissez. En supposant qu’ils décident d’exploiter les plans, que vous demanderaient-ils ? »
– « D’avoir dans les six mois un prototype de moteur fonctionnel, de manière à démontrer la faisabilité ou non du projet, etc.. Évidemment, ils ne débloqueront les moyens qu’au bout de trois mois, le temps que tous les départements sur lesquels le coût pourrait reposer se soient choisi une victime qui paiera. Le perdant fournirait ces moyens à contrecœur, s’assurant d’impliquer chacun des autres départements dans tout délai, vous connaissez je pense. »
– « En effet. Mais nous ne sommes pas une mégacorp. Dans six mois nous devrions être partis dans des conditions de sécurité comparables à celles des précurseurs. »
– « Ouille, ouille, ouille , je dois me presser de sortir ces listes alors ! »
– « Reposez-vous, vous n’avez pas encore dormi cette nuit. »
– « Vous non plus. »
– « J’ai un train à prendre dans une heure. Je reviens dans deux ou trois jours, ma station d’écoute a dû recevoir les dernières communications chiffrées avant qu’ils ne partent de la Lune, mais j’ai mis suffisamment de sécurités pour ne pas pouvoir me faire transmettre de résultat autrement que de main à main. »
– « Vous avez mené ça comme une affaire d’espionnage. Vous avez des antécédents ? »
– « Je vous parlerai de ce passé quand nous aurons quitté cette planète. »
– « Je vous le rappellerai. »
Marie repartit vers le pavillon, et s’allongea dans le lit de camp qu’elle avait installé à coté de « ses » ordinateurs. Trois minutes plus tard, elle dormait.

Chapitre 5 – Ombres en sous-sol

  • Allô, vous êtes bien M. Meunier ?
  • Oui, qui…
  • ApproSol, François Girard. J’ai besoin de votre aide, je suis en route vers Rennes, j’ai été poursuivi, je les ai semés. Je dois vous rencontrer rapidement.
  • Rendez-vous au parking central du Colombier, je serai au niveau quatre vert. Bien compris ?
  • Le Colombier, parking central, niveau quatre vert. J’arrive.

L’homme raccrocha, apparemment soulagé de pouvoir se concentrer à nouveau sur sa conduite.

Tony avait enfourché sa moto. La vérification avait été instantanée. Que pouvait lui vouloir un dirigeant d’entreprise d’approvisionnement ? Le nom d’appel, Meunier, indiquait que le type l’avait trouvé via l’annuaire professionnel. Il consulta ses contacts pendant le trajet, mais ne parvint pas à établir de lien, trouver une raison. Ce gars semblait être clair de tous les côtés, ou du moins inconnu.

Le parking central était établi au-dessous d’un important centre commercial. Le niveau quatre comportait une dizaine d’accès, ce qui était pratique pour les cas d’urgence.  Tony se plaça à une position stratégique, d’où il voyait la majorité des entrées. Il attendait une S9 « Acapulco » bleue, la voiture de fonction de Girard. Celle-ci déboula en trombe à l’entrée Sud, manquant la borne d’un bon mètre, recula. Puis d’un mouvement hésitant Girard se gara à un emplacement libre et sortit du véhicule. L’homme était conforme à la photo que Tony venait de recevoir. Rien d’un sportif, avec son embonpoint marqué, la calvitie naissante, le costume en prêt à porter (« M for Men, by Tenpiro » pensa Tony).

Tony fit un appel de phare de sa moto. Girard se dirigea vers lui, avec un objet de petite taille dans la main. Soudain, le tonnerre gronda. Une voiture et trois motos venaient d’entrer simultanément dans le parking et convergeaient vers leur position. Pris dans le faisceau des phares d’une des motos, Girard ramena son bras derrière lui, hors de vue, et lança l’objet plus près de la moto de Tony. Puis il se mit à courir vers l’escalier de sortie.

Resté dans l’ombre, celui-ci s’empara prestement de l’objet et se dissimula. De là où il était, il put voir les deux motos qui se lançaient à la poursuite du fugitif, alors que la troisième et la voiture parcouraient la zone à la recherche de témoins.

  • Des pros, pensa aussitôt Tony.

Il ne donnait pas cher des chances de Girard. Il ne donnait pas cher des siennes propres s’il était aperçu, et s’éloigna de sa moto encore chaude.
Bien lui en prit. Le motard s’en approcha, et jeta un œil inquisiteur aux alentours. Il devait avoir un IRV. Inutile contre la tenue isotherme de Tony, qui savait à ce moment pourquoi il se donnait le mal d’avoir chaud dès que les choses se corsaient.
Le motard fit un tour supplémentaire. Plus loin, les autres hommes s’étaient saisis de Girard, et le ramenaient de force dans la voiture. Un autre se mit aux commandes de la S9 bleue. Dix secondes plus tard, le parking était à nouveau vide. Trop méfiant pour se servir à nouveau de cette moto compromise, du moins dans l’immédiat, Tony ressortit par le centre commercial, la couverture de la foule étant sa meilleure garantie. Arrivé dans le SEGA Shop, il désactiva le système thermique de sa combinaison. La baisse de température fut un soulagement.

Il regarda l’objet qu’il avait pris au vol : une clé mémoire, d’un modèle promotionnel, marquée à l’emblème d’ApproSol. Il allait avoir besoin de renforts informatiques, il avait la certitude que « Meunier » allait bientôt être tracé. Cela pourrait attendre le matin.

Chapitre 6 – Délais de réponse

Jimmy était visiblement plutôt mécontent.

  • Et donc, tu as attendu jusqu’à ce matin pour venir m’amener ça et me raconter ton histoire ?
    – Écoute, ce sont des pros, ils ont dû couvrir pas mal de choses. Je n’aime pas déranger du monde, encore moins quand je ne sais pas ce qui se passe. Le gars voulait m’engager, mais n’a pas eu le temps de formuler un contrat. Il avait fait tellement de stupidités que j’ai failli me faire tuer avec lui, j’ai brûlé mon adresse légale, et je vais avoir à me faire couvrir le temps que cette histoire se décante.
  • Et tu ne penses pas qu’elle  se règlerait plus vite si tu réagissais à temps ?
  • Aucune chance, ces gars sont des pros, plutôt lourds, et je n’ai pas envie de m’y frotter. Je veux juste savoir si on peut tirer du fric de cette puce, et si on ne  me colle pas de trop près depuis mon ancienne adresse.
  • Pour ton adresse, je vais regarder. Ça aurait été plus facile si j’avais eu le temps de la piéger avant qu’ils entrent. Là tout ce que je vais pouvoir sans doute faire, c’est un post-mortem. Et encore. Bon, voyons… c’est ça, ils sont entrés. Et comme ce ne sont pas des manches, ils l’ont fait via une série de relais. On l’a dans…
  • C’est OK, je n’avais pas de données dedans, juste un leurre.
  • Encore heureux.
  • Dites les gars, fit une voix féminine, dans un accent pas vraiment distingué, vous pourriez baisser d’un ton ? Il y a la miss qui dort juste à côté.
  • Ok « Shérie », fit Jimmy. Elle n’a pas quitté le bureau ?
  • Non, elle a accroché à ces plans.
  • Ah, elle est toujours là ? Demanda Tony. – Oui, on garde notre chien perdu sans collier.
  • Comment ça, perdu ? dit la voix ensommeillée de Marie. J’ai les coordonnées GPS précises !
  • Ben voilà…
  • Salut à tous. Ne vous inquiétez pas je ne dors pas beaucoup. Je voulais finir la première liste de courses.

La jeune fille avait fait son apparition en sous-vêtements, ce qui provoquait une légère confusion parmi les jeunes hommes présents.

  • Dites, j’ai un léger problème en ce moment. J’aurais besoin de me faire un minimum de garde-robe, et sans carte de paiement c’est un peu raté. Et ce n’est pas comme si je pouvais me présenter dans un magasin.
  • Ça ne pose pas de problème. Jürgen a laissé une plaque de certifiés de 10k, rien que pour tes dépenses courantes, et il nous avait déjà payé pour l’opération. J’ai un compte qui pourra couvrir tes commandes. Ne prends rien de trop précisément à ta taille, trop dans ton style habituel, ou que tu avais déjà dans ton armoire. On ne sait jamais.
  • Je change de style. De toute façon, le genre « tailleur chic », c’est facile d’en décrocher, et il vaut mieux mettre du flou autour de ma silhouette si je sors.  Il y a quelque-chose à manger ? Je préviens, en matière de cuisine, je suis l’héritière de Lucrèce Borgia.
  • Au fait, dit Jimmy, Tony nous a apporté un fichier un peu bizarre sur une clé mémoire.  Pas de descripteur, un partiel copié à la va-vite. Ça ne marche avec aucun des programmes que j’ai ici. Tu peux jeter un œil ?

Quelques minutes plus tard, Marie, rhabillée d’un survêtement emprunté à Shéhérazade (beaucoup trop grand !), analysait le fichier sur son ordinateur.

  • Et tu prétends faire dans l’illégal, Jimmy ?
  • Comment ça ?
  • C’est nouveau, expérimental même, et totalement illégal. C’est un nouveau format de fichier de simsense prévu pour le BTL, et tu ne connais pas ?
  • Je ne donne pas dans ces trucs.
  • Moi si, intervint Shéhérazade. C’est du XV9 ?
  • Oui, on nous a briefés à ce sujet récemment. N’y touche pas, c’est dangereux.
  • Ecoute, si on veut savoir ce que c’est on n’a pas d’autre moyen, à moins d’avoir un superordinateur à disposition. Passe-moi une copie, je me la mets à partir de ma console en votre présence. Tu peux rester accroché à l’interrupteur si tu veux, pour couper si par exemple c’est du porno pour mecs ou un truc du genre.

Ce qui fut fait rapidement. Connectant une copie du fichier à sa console, Shéhérazade se brancha le jack dans la prise qu’elle avait à la base de la tête. Après un regard et quelques gestes qui indiquaient qu’elle était prête, elle ferma les yeux et activa la commande. Elle resta quelques instants avec une mine assez déconfite, puis débrancha l’appareil en hâte et en vomissant sur le sol. Tony intervint pour la maintenir.

  • J’ai cru au début que c’était du SM, mais c’est largement pire. Je n’irai pas au bout, je crois que c’est du snuff, à la première personne. Et celle-ci est loin d’être volontaire. La bande a des artefacts, la personne a dû être câblée juste pour enregistrer sa mort. Et ils allaient la couper en morceaux. Et en BTL, je ne vous raconte pas… Bon, c’était mon idée, c’est mon bordel, c’est moi qui nettoie. Et elle partit chercher le balai.
  • OK, OK, dit Tony. Je ne vais pas vendre ça de toute façon. C’est largement au-delà de la limite. Reste à comprendre pourquoi ce machin.
  • Facile à imaginer, répondit Shéhérazade, en passant la serpillière. Tu veux tuer une nana de façon pas nette, tu la paralyses, et tu lui passes la bande. Tous les avantages d’une salle bien équipée alors que tu peux juste coincer une personne dans sa voiture ou les chiottes. Il y a toutes les chances qu’elle meure de crise cardiaque, ou que tu te retrouves avec un légume à la fin. Là-dessus, la police arrive, analyse la bande avec une de leurs grosses bécanes, et avec toutes les bavasses du secteur, tu crées une légende et tu fous la trouille à un paquet de personnes que tu menaces de la même chose. Pas trop cher, efficace. Et parfaitement abject.
  • Les autres acteurs sont visibles ?
  • Un seulement. Apparemment, il n’a pas peur d’afficher son portrait, et il n’a pas l’air masqué. En tous cas, la bande est pure, totalement non éditée.
  • Tu peux faire un portrait-robot ?
  • Facile et en plus le gars est reconnaissable. Je vais avoir besoin de repasser le début de la séquence, mais sans risque. Beurk, un truc à vous dégoûter des bonnes choses.
  • Bon, je te charge un programme du kit d’identification. C’est disponible quand tu veux.
  • Et si en attendant on s’intéressait à l’affaire qui t’a ramené avec ce truc ? Proposa Marie. Ça peut nous ramener sur ces bouchers.
  • Ou bien les rameuter sur nous, asséna Shéhérazade.  Mais bon, on essaye d’en savoir plus ?
  • L’histoire me dégoûte assez pour chercher plus de renseignements », répondit Jimmy.
  • OK, on attaque ! Dit Shéhérazade. Tu as l’adresse du gars ?
  • Non répondit Tony, il préserve sa vie privée on dirait. J’ai son entrepôt, il y a également ses bureaux sur place.
  • On y va. Tony prends ta voiture, Jimmy tu restes en stand-by ici. C’est bon ?

Marie leva la main, timidement.

  • J’aimerais aussi faire quelque-chose. Si je ne suis pas trop reconnaissable, je ne suis pas mauvaise pour causer aux gens. On ne cherche pas forcément à faire peur, dit-elle en regardant Shéhérazade.  L’intéressée lui tira la langue en faisant un geste provoquant.
  • Exactement ce qu’il faut pour faire fuir le citoyen.

La situation s’annonça compromise dès l’approche de la Z.I. où se trouvait l’entreprise. Une fumée noire s’élevait d’un groupe d’entrepôts, et des camions de pompiers KPM revenaient de ce secteur. Les deux véhicules se rangèrent à proximité, sur le parking d’un entrepôt voisin, où une dizaine de personnes parlementaient avec les pompiers. A l’écart, une femme d’une quarantaine d’années pleurait ouvertement, et deux personnes en tenue de manutentionnaire tentaient de la réconforter.

Marie partit à la rencontre du groupe.

  • A-t-on retrouvé M. Girard ? » demanda-t-elle, du ton le plus assuré qu’elle pouvait se donner.
  • Non, aucune nouvelle. Son téléphone ne répond pas », répondit la femme entre deux sanglots.
  • Où habite-t-il ? Peut-être  se trouve-t-il chez lui ?
  • Oui, bien sûr. » Elle lui donna l’adresse.

Marie remonta rapidement dans la voiture, après avoir formulé de brefs remerciements.

  • Et voilà ! On fonce.

Le pavillon se situait dans une zone résidentielle calme, au sud, à l’écart des zones plus peuplées de l’agglomération.  Ils stationnèrent à quelques dizaines de mètres de l’adresse précise.
Shéhérazade restait à monter la garde, elle consultait les instruments de sa moto. Elle fit un signe vers le communicateur. Marie sortit le sien et mit l’oreillette.

  • Ce modèle est équipé de chiffrement, on ne nous lira pas en temps réel, mais on ne dit rien qui ait une valeur sur la durée. OK ?

Tony passa autour de la maison, posant des petits boîtiers discrets. Puis il sonna à la porte principale. Ne recevant aucune réponse directe ni par ses micros, il posa un autre boîtier sur la serrure de la porte d’entrée. Celle-ci s’ouvrit en moins d’une minute.
Il précéda Marie. La petite maison était tenue en ordre, rien n’avait été dérangé. Ils ne sont pas venus, dit Marie. On cherche quoi ?

  • Où il aura pu avoir son dernier rendez-vous. Je sais que c’est à l’extérieur de Rennes. On cherche le bureau, l’assistant personnel, ou je ne sais quoi.
  • Son ordinateur est coupé.

Marie s’approcha de la console, effleura une touche, et quelques secondes plus tard se trouva face à une demande d’identification.

  • Je n’ai ni sa voix, ni son doigt, donc il faudrait le mot de passe. Jimmy, à toi.
  • OK, je viens de le voir arriver sur le réseau. C’est du standard, je trouve ça en dix minutes. Ressortez.
  • Oui, ressortez, et grouillez-vous. Je vois quatre véhicules en convoi à deux pâtés de maison. Jimmy tu n’as pas deux minutes.
  • J’achète toute la puissance de calcul nécessaire. Giclez.

Tony et Marie ne l’avaient pas attendu. Tony laissa passer Marie, verrouillant la porte derrière lui. Ils foncèrent vers leur véhicule, Shéhérazade les couvrait déjà à distance avec l’artillerie de sa moto. Tony démarra doucement, croisant les véhicules alors qu’ils tournaient au coin. Une voiture avec quatre hommes à bord, trois motos.
La couverture n’étant plus nécessaire, Shéhérazade avait pris un autre chemin pour ne pas donner l’impression de convoi. Jimmy exultait.

  • Je l’ai ! J’ai les données. Je les efface de la source ?
  • Négatif, répondit Tony. Copie-les, efface tes traces. Ils vont effacer les données, je parie. Ils sont venus nettoyer. Toute cette opération c’est pour eux le nettoyage en urgence d’une grosse bourde qu’ils ont dû commettre. S’ils trouvent des choses, ils peuvent arrêter. Sinon, ils vont continuer. Technique corpo. Ah. Ils sont arrivés au pavillon. Quelqu’un a déverrouillé. Ils entrent. Ils causent en allemand. Bon, c’est enregistré, on verra pour la traduction, sans doute rien de crucial s’ils sont prudents. Ils ont trouvé l’assistant personnel.
  • Je confirme, fit la voix de Jimmy.
  • Hum, ce mot là ça veut dire explosifs. Ils vont faire péter la maison.
  • Quelle bande de subtils! s’exclama Marie. On peut les suivre quand ils ressortent ?
  • Trop risqué. Pas avec seulement deux véhicules.
  • Pas la peine, répondit Jimmy. J’ai l’adresse du dernier rendez-vous. A quarante kilomètres dans un centre commercial en construction.

Quand ils arrivèrent à leur base, Jimmy était dans la salle d’informatique, un air complètement joyeux affiché sur son visage.

  • Eh, les copains, regardez un peu la fin du discours du président des Etats Unis. Je vous le repasse.
    Ils se placèrent devant l’écran principal.
  • Et en réponse à de nombreuses questions formulées par des concitoyens, je répondrai que… Nous irons dans les étoiles, les Etats Unis d’Amérique prendront part à cette formidable aventure du futur, et nos fils et nos filles vivront dans un monde différent et qui sera leur. Nous allons lancer quand les délais le permettront cinquante vaisseaux qui porteront notre sang et nos valeurs à essaimer dans la Galaxie.

Le journaliste enchaîna :

  • Les Etats Unis sont le premier pays à annoncer une mission officielle vers les étoiles. Le premier pays, mais pas les premiers. Un collectif français inconnu, nommé Breizh, a annoncé juste quelques heures après la divulgation du Legs d’Alembert, le départ d’un vaisseau aussitôt sa construction terminée, et ils recherchent des personnes qui désirent tenter l’aventure.

La mention « en savoir plus » s’affichait sur l’image.

  • Eh bien ! Dit Marie. On vient d’être mis en parallèle avec le président ricain. Il y a intérêt à tenir notre rang maintenant.
  • Et au passage, depuis une heure, notre page de contact vient de commencer à chauffer au rouge.
  • Facile à gérer, tu fais une FAQ, et je te communique une liste d’objets que nous cherchons à fabriquer. Il y a assez de sous-traitants dans les environs pour bâtir un vaisseau de A à Z. Place surtout une recherche pour une coque de type S8. Un vraquier de classe Panamax, en dessous de 290 mètres de long, ce sont les plus courants. Ils font environ 65000 tonnes de jauge. Il faut contacter une entreprise de chaudronnerie aérienne ou spatiale. On n’y coupe pas, la coque doit être étanche et certifiée au final. Je pense à l’atelier Kerbriac, ils fabriquent des sas pour les navettes, et ne sont pas en contrat exclusif avec MVH.
  • Euh, oui patron ! Répondit Jimmy. Bon, je comprends que Jürgen fasse appel à toi pour la construction, tu as l’air de t’y connaître et pas seulement dans l’interprétation de plans.
  • Mon job était dans l’industrialisation. Donne-moi des plans de quelque-chose à construire, je te monte une usine pour le faire et un plan de sous-traitance. Ça te va ?
  • Et comment !
  • Sinon, il nous faudra Jürgen très vite, j’espère qu’il rentre aujourd’hui.

De fait, Jürgen revint quelques heures plus tard, et trouva les jeunes occupés devant un gigantesque plat commun, pendant que Shéhérazade était en train de s’escrimer avec un programme de portrait-robot.  Son visage devint blême alors qu’il regardait le portrait résultant. Marie remarqua son attitude.

  • Vous le connaissez ?
  • Friedrich Mannheim. Il y a vingt ans, j’ai tiré la balle qui lui a détruit l’œil gauche, qu’il a remplacé par ce Zeiss Superchrome. J’avais espéré l’avoir tué. Mais il a survécu, et la société de Thulé est à nouveau active.
  • Thulé ? Les nazis ? demanda Marie.
  • Bonne connaissance historique. Mais ce n’est pas exactement cela, même si au final on peut les confondre pour simplifier. C’est une espèce de société secrète, qui a en son temps généré le nazisme, et qui comptait certains membres les plus éminents du III° Reich. On les pensait dissous au XX° Siècle. Ils étaient encore là il y a vingt ans, quand la police militaire allemande est tombée dessus au cours d’une enquête dans l’armée. Nous avions trouvé leur QG, l’avions encerclé. Ils ont mis le feu à tout un quartier pour s’enfuir, la bataille qui a suivi a été atroce. J’ai fini par réussir à tirer sur leur chef. J’ai vu son visage exploser juste avant que nous soyons séparés par la chute d’un mur. Une fois l’incendie éteint, on n’a plus rien retrouvé. Ni les leurs, ni ceux des nôtres qui étaient tombés.
  • Vous étiez dans la police militaire ?
  • J’ai démissionné juste après.
  • Et donc nos adversaires dans cette affaire sont des nazis ?
  • Sans aucun doute. Racontez-moi comment vous êtes tombés sur eux.

Ce qui fut fait. Jürgen reprenait chaque détail, menant un interrogatoire minutieux de l’équipe, recoupant les points de vue, établissant un schéma global plus net. A mesure que le débriefing se poursuivait, on sentait la confiance qui s’établissait entre les membres, le charisme et la clairvoyance de l’ancien militaire lui avaient valu le respect de ces jeunes.