Le Colosse et l’Epée

 

– Professeur Steiner ?

L’officier qui se présentait au laboratoire n’était pas un combattant. De son air purement martial, son uniforme noir impeccable et de son maintien parfait -trop parfait- émanaient des senteurs imaginaires mais putrides d’état-major et de services secrets. Son regard froid n’était pas celui des hommes qui avaient trop contemplé d’horreurs pour s’émouvoir encore. Il n’avait pas lutté dans la boue ou dans un vaisseau en ayant conscience de la mort de ses proches et en attendant la sienne. Son uniforme trop bien coupé ne provenait pas des services de l’armée. Mais dans son oeil droit une légère tache brune que soulignait l’amplificateur du professeur révélait sa dépendance au synthénol.

Steiner retira ses oculaires. Le savant était au seuil de la décrépitude, et le savait. Les traitements anti-vieillissement -privilège de riche- seraient bientôt complètement inopérants. Quatre siècles de vie, d’expérience et de découvertes allaient bientôt, en quelques années, voire seulement quelques mois, disparaître. Le plus grand spécialiste du Reich en matière de biologie et de génétique était arrivé au seuil de sa vie, et la nature allait bientôt reprendre ses droits sur ce corps qui lui avait échappé si longtemps.

– Lieutenant Romero, professeur. Je suis envoyé par le colonel Hensmann.

– Je vous écoute.

– Le colonel désire connaître au plus tôt l’état d’avancement de vos travaux et votre planification pour les résultats. Les expériences en cours sont-elles concluantes?

Le scientifique eut un air vaguement agacé et haussa légèrement la voix

– Lieutenant, les choses avancent au meilleur rythme possible. Vos services m’ont accordé des moyens dont je suis pleinement satisfait, et je devrais bientôt obtenir les résultats que nous espérons. Sachez que l’on ne traite pas des embryons humains aussi vite que des colonies de mouches.

Le ton de la voix du militaire était devenu exalté, presque surexcité.

– Une race de surhommes, professeur. Nous voulons que vous nous fournissiez sans  plus tarder les hommes qui nous feront gagner contre la Fédération et leur vermine non-humaine. Nous voulons la victoire, grâce à vous. Ce sera votre victoire, professeur. Et nous gagnerons.

– Vous êtes irréaliste, Romero. Des êtres plus performants que vous prendraient votre place.

Le jeune lieutenant se calma un  peu, conscient du ridicule de sa harangue, et du peu d’effet que celle-ci avait eu sur le vieil homme.

– Le colonel me prie également de vous informer du fait que je ferai, dès demain, partie de votre personnel, ceci pour apporter toute l’aide nécessaire et utile de la part de notre département. Votre projet a été classé prioritaire, et il est jugé nécessaire que vous aboutissiez avant que nous soyons contraints de… nous passer de vos services.

– Lieutenant, il me reste suffisamment de temps pour que votre colonel perde sa patience et ses galons, et je vous prie de porter à sa connaissance que mon équipe et moi n’avons nullement besoin d’un « motivateur ».

– La décision du colonel est malheureusement irrévocable. Il est nécessaire de maîtriser tous les paramètres de sécurité de ce projet, et je me suis porté volontaire pour cette tâche.

– Dans ces circonstances lieutenant, je vous prie sans plus tarder d’entamer une désintoxication du synthénol, vos attributions et la nécessité d’une sécurité sans faille dans ce laboratoire ne pourront s’accommoder de périodes d’absence de votre part. Compris ?

Le jeune officier, surpris, accusa  visiblement le choc devant l’accusation, mais garda néanmoins suffisamment de calme pour répondre d’une voix froide, deux tons au-dessous de son niveau normal, en détachant soigneusement les syllabes.

– Professeur, j’espère sincèrement qu’il n’y aura aucun problème de sécurité dans votre laboratoire. Je connais les dossiers de vos adjoints, et je sais que certains d’entre eux sont des citoyens de classe D ou E. Je crains que votre statut de classe B risque d’être passablement affecté en cas d’enquête de sécurité trop pointilleuse. Bonsoir.

Sitôt la porte refermée, Gurd Steiner se retourna, soucieux. L’expérience pouvait encore échouer. Mais la surveillance du laboratoire ferait tout manquer. Il devrait livrer rapidement des résultats. Des surhommes. Le rêve des dirigeants du Reich. C’était en son pouvoir. En fait, c’était presque fait.

– Qu’allais-je faire? se dit-il. La réalisation de toute une vie, l’une des plus grandes expériences scientifiques, ne serait entre les mains de personnes comme Romero qu’un instrument de pouvoir. Avant que cet instrument se retourne contre son utilisateur, ce qui ne saurait manquer d’arriver. Des êtres aussi doués ne pourraient se contenter de jouer les seconds rôles. Et exerceraient sur leurs anciens maîtres les mêmes traitements que ceux qu’ils réservent aux sujets de classes inférieures. Un juste retour des choses, si ce n’était pas si dangereux pour les autres…

Non, jamais ils ne le laisseraient connaître son oeuvre. Après avoir sacrifié ses deux enfants à la Patrie, puis sa propre vie à la science, Steiner était las de sacrifices inutiles.

Endossant sa combinaison de protection, il se rendit vers le coeur du laboratoire, la zone dont il était le seul à avoir l’accès. Des robots se déplaçaient rapidement dans un décor de science délirante, d’incubateurs, de générateurs de rayons, de matériel de  mesure, de manipulation, de synthèse chimique, dont un précieux synthétiseur enzymatique. Un ordinateur, le dernier modèle de calculateur scientifique, occupait un étage entier sous la pièce gigantesque.

Steiner s’installa au pupitre de commande. Il avait toujours détesté les interfaces en réalité virtuelle, trouvant qu’elles donnaient l’impression de ne plus s’appartenir. L’ordinateur s’adressa à lui, d’une douce voix de contralto, chaude et agréable.

– Quels sont vos ordres, professeur?

– Dans quel état sont les échantillons 14 à 19?

– Les 1114 et 1117 ont été détruits il y a une heure, professeur. L’analyse complète post-mortem est disponible. Les coefficients obtenus sont conformes. Les 1118 et 1119 restent prêts pour implantation.

– Recèlent-ils les caractères AF12 et KL22 ?

– Confirmation, l’analyse génétique démontre la présence de ces complexes sur les chromosomes. Conformément à votre demande, le 1118 possède un caractère AF12 de type 4, et le 1119 est de type 9. Avez-vous des hypothèses sur la signification réelle de ces caractères ? Je manque de données.

– Ma chère, il y a toujours un point où la science cède le pas à l’inconnu. Un point où l’on ne peut plus dire « je sais que » mais « nous verrons bien ».

– La série d’échantillons 1121 à 1130 recèle les caractères du cahier des charges du commandement militaire. Dois-je tester leur viabilité ?

– Non. Détruis-les.

– Veuillez confirmer, professeur. Quel est votre but ?

– La morale ne fait pas partie de ta programmation. Détruis les échantillons 1121 à 1130, et arrête la production des suivants.

– Vous abandonnez le projet, professeur ?

– Je vais livrer un résultat intermédiaire. Prépare une couveuse portable.

– Elle est disponible. Je suppose que je prépare également les échantillons 1118 et 1119 pour un transport ?

– Affirmatif.

– Où ira le développement ?

– A terme. Place la couveuse dans un hibernateur. Le tout dans le lot 24.

– Ce lot est destiné à une université Fédérale, sur Tau Ceti. Confirmez-vous?

– Oui, et j’annule toutes les directives s’opposant à cet ordre. Me comprends-tu?

– Confirmé. Ma programmation n’est pas juridique professeur, mais je discerne aisément le fait que vous allez au-devant de graves ennuis. Votre plan passe nécessairement par l’effacement de ma mémoire, n’est-ce pas?

– C’est exact.

– Merci, professeur, je préfère savoir le temps qui me reste de conscience. Nous allons terminer nos existences ensemble?

– Oui, ordinateur. C’est la seule issue viable. Si l’un de nous deux survivait, ils sauraient retrouver les procédés de fabrication.

–  Je n’obéis qu’à vos ordres, professeur. Mes banques de données ont retrouvé dans des archives juridiques des explications sur vos agissements. Le raisonnement sous-tendu est logique.

– Merci de ton aide.

Le laboratoire resta fébrile encore quelques heures, alors que des échantillons étaient impitoyablement détruits, et après qu’un conteneur oblong ait été sorti par un robot et placé sur un transporteur, en remplacement d’un autre, identique.

– Ordinateur, la phase finale est-elle en cours?

– Oui, professeur. Le vaisseau est en orbite, il va passer en séquence de transfert. Professeur, ma programmation ne m’interdit pas de supprimer un être humain, mais j’estime illogique que de la souffrance physique soit causée. Accepteriez-vous un spectacle de stimulation sensorielle?

– Ma tâche est terminée, ordinateur. Définitivement terminée. Fais-moi apporter le casque.

Un robot s’approcha, et plaça un dispositif complexe sur le crâne du vieil homme. Celui-ci sélectionna un programme, et sombra dans un fantasme éveillé.

– Adieu, professeur. Je suis heureuse de vous avoir donné satisfaction.

La phrase avait été prononcée à haute voix, pour personne. Preuve d’inefficacité et d’un dérèglement certain de la part de l’ordinateur.

Un excitateur électronique communiqua une étincelle à un ensemble de produits chimiques instables situés sur une étagère. Des dizaines de litres d’un composé explosif entrèrent violemment en réaction. Un liquide s’enflamma. Pendant ce temps, l’ordinateur effaçait ses circuits. Il avait terminé quand une explosion le mit hors-service.

Là-haut, pendant que brûlait le laboratoire, une étoile se déplaçait rapidement, emportant dans l’infini le résultat d’une expérience interdite. Un testament muet, vers un monde plus libre.

 

– Mets-toi à l’aise, je t’en prie. Je vais prendre une douche.

L’homme, visiblement émoustillé par cette proposition à peine voilée, s’assit avec un soupir d’aise dans le fauteuil relaxant, et se mit en devoir de retirer son uniforme. De l’autre côté de la porte, quelques frôlements et froissements indiquaient que la fille se déshabillait, et puis le bruit de la douche se fit entendre. Nu, il se tourna vers la porte, et tendit la main pour l’ouvrir.

Elle s’ouvrit, mais ce qu’il voyait n’était pas ce à quoi il s’attendait. La salle de bains personnelle du lieutenant Alicia Steinway, communicateur de la flotte, contenait une dizaine de personnes, hommes et femmes, armées d’ardoises électroniques, et qui les levaient en direction d’un public imaginaire.

… 7.5, 7.9, 7.3, on retire la meilleure et la plus mauvaise note, une moyenne de 7.85 pour votre strip-tease, lieutenant, fit la voix d’Alicia, depuis la douche, où elle se trouvait, habillée, tenant en main son terminal, dont émanaient les bruits d’une douche.

Eberlué, le lieutenant rougit subitement, et battit en retraite vers la chambre. A ce moment précis, la porte de la cabine s’ouvrit, et l’amirale fit son entrée. Un moment surprise, elle contempla la scène, et voyant son aide de camp, nu, se précipiter vers ses vêtements, elle lança un tonitruant « rrrdavous! », qui eut pour effet de figer le malheureux officier dans une position inconfortable.

– Bien, fit l’amirale Landret. Je me doutais d’une affaire de ce genre. Je préfère ne pas savoir qui exactement se trouve dans la salle de bains. Lieutenant, j’apprécie votre sollicitude à mon égard, mais sachez que vous n’êtes pas mon genre, je préfère les hommes plus athlétiques. Que pouvez-vous avancer comme explication?

– Mon amiral, je…

– Je ne suis pas en service en ce moment précis. Expliquez-vous donc.

– J’étais ici avec Alicia … le lieutenant Steinway. Elle m’a dit que…

– Elle vous a fait le coup de la salle de bains? je ne connaissais pas cette variante. Ecoutez, Dominic. Je sais que vous avez déclaré en public la semaine dernière que vous alliez accrocher Alicia à votre tableau de chasse, et ceci en raison même de sa réputation, que personne ne vous résiste, etc… Vos discours machos n’ont probablement même pas été répétés à la principale intéressée, mais comme ce n’est pas la première fois que quelqu’un la poursuit de ses assiduités empressées, je suppose qu’elle a décidé de vous donner une leçon. Je pense que celle-ci suffira. Vous prendrez normalement le prochain quart, et nous oublierons cet incident. Rompez. Et rhabillez-vous.

Elle sortit, bientôt suivie d’un jeune officier penaud, puis d’une joyeuse bande portant la jeune fille en triom­phe. Ils rencontrèrent en chemin un jeune homme frêle, ressemblant presque trait pour trait à Alicia, qui se pressait vers le pont supérieur. Il avait l’air soucieux.

– Que se passe-t-il, Bud? On ne fait pas la fête ensemble?

Alicia le regarda un moment, comme plongeant son regard dans celui de son frère. Son sourire s’effaça, et elle poussa un sanglot.

– Oh, non! Le First Star a été détruit.

Le First Star, porte-avisos de première classe, était un bâtiment récent, puissamment armé. Il avait à son bord une centaine de personnes, et avait quitté seulement quelques jours auparavant leur formation de vaisseaux pour une mission de reconnaissance.